Nous savons maintenant que les objectifs (Facteur 4, respect des objectifs européens en matière de qualité de l’air, réduction de la congestion, réduction d’utilisation des matières premières dont les ressources énergétiques) ne pourront être respectés si nous nous limitons à l’optimisation des objets. Aujourd’hui nous nous pouvons plus faire l’économie des innovations systémiques.
Apportons à cette proposition, déjà de nombreuses fois abordée dans ce blog (voir les MétaNotes), des éléments complémentaires portant sur la complexité. En effet, dans le secteur des transports, les solutions proposées sont, jusqu’à présent, cloisonnées sans considérer les liens, les interactions, les rétroactions que ces solutions vont générer au regard du système complet. Les effets rebonds sont nombreux et contreproductifs, si bien qu’un progrès permettant de réduire la consommation unitaire d’un véhicule conduit, si rien ne change par ailleurs, à augmenter les distances parcourues ou qu’un nouveau tronçon de voirie peut générer plus de congestion.
L’expérimentation de solutions intégrées et systémiques n’est plus une option. Il nous faut désormais attaquer la complexité de front. Plusieurs notions nous aideront pour cela, venant d’Edgar Morin, directeur émérite au CNRS et docteur Honoris causa de plusieurs universités à travers le monde, grâce à son travail sur la complexité du réel à travers ses ouvrages La Méthode et Introduction à la pensée complexe.
« Qu’est ce que la complexité ? au premier abord, la complexité est un tissu (complexus : ce qui est tissé ensemble) de constituants hétérogènes inséparablement associés : elle pose le paradoxe de l’un et du multiple. Au second abord, la complexité est effectivement le tissu d’évènements, actions, rétroactions, déterminations, aléas, qui constituent notre monde phénoménal. Mais alors la complexité se présente avec les traits inquiétants du fouillis, de l’inextricable, du désordre, de l’ambiguité, de l’incertitude… D’où la nécessité, pour la connaissance, de mettre de l’ordre dans les phénomènes en refoulant le désordre, d’écarter l’incertain, c’est-à-dire de sélectionner les éléments d’ordre et de certitude, de désambiguiser, clarifier, distinguer, hiérarchiser… Mais de telles opérations, nécessaire à l’intelligibilité, risquent de rendre aveugle si elles éliminent les autres caractères du complexus ; et effectivement, comme je l’ai indiqué, elles nous ont rendus aveugles.[…] La difficulté de la pensée complexe est qu’elle doit affronter le fouillis (le jeu infini des inter-retroactions), la solidarité des phénomènes entre eux, le brouillard, l’incertitude, la contradiction. »
Nous avons d’ici 5 à 10 ans la capacité de, simultanément, réduire massivement les émissions polluantes, de gaz à effet de serre, la congestion de plusieurs dizaines de pourcent (ce qu’aucune innovation technologique « unitaire » ne peut faire), de développer des solutions « citoyennes » de mobilité performante en même temps qu’une industrie des ITS associée.
Cette situation inédite provient essentiellement des contraintes extérieures (énergies, ressources matérielles, congestion, pollutions, budgets…) et des opportunités sans précédent offertes par les TIC. Ces dernières possèdent la capacité intrinsèque d’adresser la complexité à bas prix, de fournir une réponse adaptée aux besoins de chaque individu sans surcoût marginal, de traiter l’hyperspécialisation, le sur-mesure à des prix de grandes séries. Les TIC ont également la propriété de se diffuser massivement à grande vitesse dans toute la société et surtout de conduire à changer les comportements quotidiens.
Nous (société) avons maintenant les capacités, le potentiel, de développer des solutions multimodales porte à porte de hautes qualités, supérieures aux solutions traditionnelles. Mais pour appliquer et expérimenter, cela implique de lever trois verrous :
- Mettre à disposition de tous, toutes les données publiques liées aux mobilités, permettant de développer des outils à destination des citoyens, des entreprises/familles et des collectivités pour optimiser l’utilisation de nos ressources,
- Mettre en mouvement les collectivités, innover en matière de management des mobilités pour là encore optimiser le système complet (le territoire) en matière de déplacement sous contraintes (économiques, environnementales, sociales …)
- Etre capable d’expérimenter simplement des systèmes complexes dans des territoires. Il faut en effet être capable de reproduire toutes les conditions limites d’un territoire réel.
Ces trois verrous ne sont pas optionnels, ils conditionnent l’atteinte de nos objectifs (F4, qualité de l’air…). L’expérimentation dans des territoires pose la question de l’adaptabilité des territoires à l’expérimentation (voir précédente note sur le sujet). Nous allons devoir, en même temps, concevoir de nouveaux systèmes de mobilité que l’on peut qualifier de complexes (couplage technologies automobile, TIC, énergies, infrastructures) et les expérimenter dans des environnements qui le sont tout autant (territoires), avec des utilisateurs dont les comportements sont en pleine mutation. Edgar Morin les qualifie de machine non triviale.
« Prenons une tapisserie contemporaine. Elle comporte des fils de lin, de soie, de coton, de laine, aux couleurs variées. Pour connaître cette tapisserie, il serait intéressant de connaître les lois et les principes concernant chacun de ces types de fil. Pourtant, la somme des connaissances sur chacun de ces types de fil entrant dans la tapisserie est insuffisante pour, non seulement connaître cette réalité nouvelle qu’est le tissu, c’est-à-dire les qualités et les propriétés propres à cette texture, mais, en plus, est incapable de nous aider à connaître sa forme et sa configuration.
Première étape de la complexité : nous avons des connaissances simples qui n’aident pas à connaître les propriétés de l’ensemble. Un constat banal qui a des conséquences non banales : la tapisserie est plus que la somme des fils qui la constituent. Le tout est plus que la somme des parties qui la constituent.
Deuxième étape de la complexité : le fait qu’il y a une tapisserie fait que les qualités de tel ou tel type de fils ne peuvent toutes s’exprimer pleinement. Elles sont inhibées ou virtualisées. Le tout est alors moins que la somme des parties.
Troisième étape : cela présente des difficultés pour notre entendement et notre structure mentale. Le tout est à la fois plus et moins que la somme des parties.
[…] La complexité apparaît dans cet énoncé : on produit des choses et l’on s’auto-produit en même temps ; le producteur lui-même est son propre produit.
[…] La société (mais un territoire de vie également) est produite par les interactions entre les individus qui la constituent. La Société elle-même, comme un tout organisé et organisateur, rétroagit pour produire les individus par l’éducation, le langage, l’école. Ainsi les individus, dans leurs interactions, produisent la société, laquelle produit les individus qui la produisent. Cela se fait dans un circuit spiral à travers l’évolution historique. Cette compréhension de la complexité nécessite un changement assez profond de nos structures mentales. Le risque, si ce changement de structures mentales ne se produit pas, serait d’aller vers une pure confusion ou le refus des problèmes. Il n’y a pas d’un coté l’individu, de l’autre la société, d’un coté l’espèce, de l’autres les individus, d’un coté l’entreprise avec son diagramme, son programme de production, ses études de marché, de l’autre ses problèmes de relation humaines, de personnel, de relations publiques. Les deux processus sont inséparables et interdépendants.
[…] Les êtres humains, la société, l’entreprise, sont des machines non triviales : est triviale une machine dont, si vous connaissez tous les inputs, vous connaissez tous les outputs ; vous pouvez prédire le comportement dès que vous savez tout ce qui entre dans la machine. […] Nos sociétés sont des machines non triviales dans le sens, aussi, où elles connaissent sans cesse des crises politiques, économiques et sociales. Toute crise est un accroissement d’incertitude. La prédictivité diminue. Les désordres deviennent menaçants. Les antagonistes inhibent les complémentarités, les conflictualités virtuelles s’actualisent. Les régulations défaillent ou se brisent. Il faut abandonner les programmes, il faut inventer des stratégies pour sortir de la crise. Il faut souvent abandonner les solutions qui remédiaient aux anciennes crises et élaborer des solutions nouvelles. […] ce que la pensée complexe peut faire, c’est donner à chacun un mémento, un pense bête, qui rappelle : « n’oublie pas que la réalité est changeante, n’oublie pas que du nouveau peut surgir et de toute façon va surgir ».
En résumant, l’arrivée des TIC nous permet de gérer la complexité des systèmes de mobilité en rendant accessible économiquement une hyperspécialisation des besoins de chaque individu. J’appelle cette capacité « la simplexité low cost pour tous ». Et cela nous permet alors de « plonger » ces systèmes de mobilité dans un environnement encore plus complexe, car non modélisable, foisonnant de boucles rétroactives, le territoire réel avec ces citoyens, machines non triviales. Seules des expérimentations dans des laboratoires de vie réels nous permettront de conserver toutes ces boucles rétroactives, ce fouillis, reproduisant les bonnes conditions aux limites. Les principales innovations vont alors porter sur nos capacités à mettre en situation les territoires pour devenir des living labs (voir ici), à définir ensemble des stratégies, qui par nature, doivent nous préparer à l’inattendu, aux innovations (les vraies, celles qui changent le cours des choses quand elles arrivent), aux cygnes noirs (voir ici, évènement principal imprévisible qui change tout).
« La notion de stratégie s’oppose à celle de programme. Un programme, c’est une séquence d’actions prédéterminées qui doit fonctionner dans des circonstances qui en permettent l’accomplissement. Si les circonstances extérieures ne sont pas favorables, le programme s’arrête ou échoue.[…] La stratégie, elle, se prépare dès le début, s’il y a du nouveau de l’inattendu, à l’intégrer pour modifier ou enrichir son action. […] Une stratégie se détermine en tenant compte d’une situation aléatoire, d’éléments adverses, voire d’adversaires, et elle est amenée à se modifier en fonction des informations fournies en cours de route, elle peut avoir une très grand souplesse. Mais une stratégie, pour être menée par une organisation, nécessite alors que l’organisation ne soit pas conçue pour obéir à de la programmation, mais puisse traiter des éléments capables de contribuer à l’élaboration et au développement de la stratégie.[…] Toute les instructions qui vont en cas de panne exiger l’arrêt immédiat du secteur ou de la machine sont contre-efficientes. Il faut laisser une part d’initiative à chaque échelon et à chaque individu. […] Il y a donc une ambiguïté de lutte, de résistance, de collaboration, d’antagonisme et de complémentarité nécessaire à la complexité organisationnelle.[…] La solidarité vécue est la seule chose qui permette l’accroissement de complexité. Finalement, les réseaux informels, les résistances collaboratrices, les autonomes, les désordres sont des ingrédients nécessaires à la vitalité des entreprises. »
Ces stratégies pourraient permettre de développer des systèmes de mobilité et leur expérimentation : plus robustes aux crises à venir que l’on ne connaît pas (en intensité, en planning), plus adaptables aux conditions locales, avec moins d’énergie, moins de ressources physiques et financières. Cela passe par accroître la solidarité entre les membres mais également les réseaux informels, les collaborations, finalement accepter que l’on ne maîtrise pas seul l’ensemble des éléments, que l’on doit accroître le désordre, que l’on a plus à gagner qu’à perdre à communiquer des éléments jugés stratégiques. Les solutions de mobilité de demain passe donc également par « l’intérieur de l’entreprise », là où se décident les méthodes de travail, les types de partenariats, les modèles économiques pertinents.
« Nous sommes toujours dans la préhistoire de l’esprit humain. Seule la pensée complexe nous permettrait de civiliser notre connaissance. »
1 commentaire
Très bonne analyse, il est grand temps de mettre en place des solutions globales qui dépassent les corporatismes actuels.
La complexité n’est pas dans la solution elle-même, mais dans la résistance à implémenter une solution qui puisse dépasser les clivages actuels de la société. L’innovation passe d’abord par un décloisonnement et une ouverture des règles pour un travail collaboratif entre toutes les parties pouvant être impliquées dans une solution globale. Les TIC sont très certainement un facteur important pour atteindre cet objectif, mais des règles, recommandations au niveau national, europeens sont tout aussi importantes pour pouvoir bouger les lignes.