Dans la première partie, nous avons suivi l’évolution des techniques mais aussi celle des maîtres du temps. Ils imposent aux sociétés les rythmes, les pauses, les moments de travail et de repos. Depuis plusieurs millénaires, quatre temps se sont succédé : celui des Dieux, des corps, des machines et maintenant celui des codes.
Peu avant 1930, des ingénieurs des télécommunications mettent au point un oscillateur à quartz. Il faudra encore 40 ans pour que soit visible le 4ème temps, le temps des Codes. Désormais tout est programmé, sous contrôle d’une entité, pour s’étendre à tous les domaines : santé, éducation, transports … J.Attali, dans Histoires du Temps, a vu terriblement juste. Le Temps des Codes s’est déployé dans toutes les dimensions.
Le Temps des Codes
L’ordinateur individuel est produit, au départ, pour poursuivre l’instrumentation et la robotisation de l’homme dans les organisations pyramidales et les procédés industriels. Il distribue les activités à chacun, assigne les tâches et donne des guides à suivre, l’homme devient une machine cadencée par les logiciels. Ceux qui rédigent les codes sont les nouveaux Dieux, religions et marchands. Par une série d’évènements (voir cet article Aux sources de l’utopie numérique), de nouveaux usages de l’ordinateur ont émergé, quasiment opposés à ceux prévus initialement portés notamment par les hackers.
« Les hackers ne sont pas de simples techniciens, mais une toute nouvelle élite nomade, dotée de ses propres dispositifs, langage et tempérament […] explorant l’un des avant-postes de la technologie : un territoire hors-la-loi, où la règle n’est pas définie par décret ou ancrée dans la routine qu’établie par les exigences du possible à l’état brut », Stewart Brand 1972.
Appuyées sur des ressources numériques, les dynamiques dites d’open innovation, d’holacratie, de pair à pair, de bricolage – prototypage devenu hacking datent des années 1970. Elles sont nées d’un paradoxe : en voulant repousser et contrer le complexe militaro-industrialo-universitaire, la cyberculture s’est construite autour des bases techniques développées par ce complexe mais détournées d’un usage pyramidal descendant vers une exploitation horizontal en réseau. Issus des mêmes techniques, les GAFA ont exploités cet espace libre et ces réseaux.
Les GAFA
Après moins de dix ans, les GAFA structurent les temps et nos agendas, prennent du temps libre et organisent les flux. D’après FaberNovel dans Gafanomics (voir ci dessous), les « gains » de temps apportés par les GAFA varient entre 25 et 3000 fois pour acheter un produit, découvrir un domaine, organiser un évènement. Facebook a ainsi capturé 16% de notre temps libre en moyenne en à peine dix ans.
Pour fonctionner les robots de ces plateformes numériques ont besoin de crawler toutes les infos numériques et physiques, les connecter, utiliser l’homme comme un traceur qu’il soit d’accord ou pas. Le digital labour décrit cela. Pour nourrir les IA, pour robotiser la moindre micro-tâche, il faut d’abord faire travailler les hommes pour en extraire le code source. Comme la synchronisation des temps a été imposé par les marchands pour organiser les comptes et les échanges, les plateformes numériques imposent des synchronisations des temps, des espaces, des ressources physiques et numériques devenues connectées.
En continu sur tous les continents nuit et jour, les plateformes numériques fonctionnent. La période des cycles se sont réduites à la micro voire nanosecondes. Nourries par tous mais exploitées par quelque uns, les plateformes deviennent les nouveaux maîtres des temps. L’homme s’assimile alors à un composant d’un dispositif technique dont les comportements ont été hackés pour augmenter la production des nouveaux ouvriers sur les plateformes devenues addictives. Programmé par les machines pour se réveiller, se déplacer, travailler, l’homme voit les GAFA étendre leur emprise dans ses loisirs, ses achats, ses amis, sa famille. Chaque interstice est exploité par un algorithme ou le sera.
L’objet de mesure du temps, conçu par l’homme pour le libérer de la nature, devient maître de l’homme, modèle à copier.
Devant une telle perspective, Jacques Attali propose un chemin pour sortir de l’emprise du temps : permettre à chacun de vivre à son propre rythme, rendre le travail plus créatif pour l’opposer à la violence. Outillé par de puissantes machines, individué et relié à plusieurs réseaux, chacun exploitera alors ses talents. Après le temps des Dieux, des corps, des machines et des corps, alors viendra peut être le temps des Artistes.
Comme la cloche des couvents a peu à peu créé un ordre urbain dans l’océan du désordre européen; comme le chronomètre de marine, en descendant à terre, a installé les rythmes des gares et des pointeuses, aujourd’hui menace l’ordre répétitif des calendriers électroniques. Mais il est aussi loisible d’échapper à la prise du pouvoir des artefacts, de rêver à l’émergence d’un temps propre où, au lieu de consommer des objets empilés, chacun créera les formes de sa liberté.