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MétaNote 17 – La révolution numérique et la fin de l’automobile

par Gabriel Plassat

De nombreux articles de ce blog ont déjà présenté les conséquences visibles liées aux développements des techniques numériques, tant au niveau de l’offre de transports (de nouveaux services de mobilités, de nouvelles informations multimodales, …) qu’au niveau de notre connaissance de la demande (utilisation des traces numériques, nouvelles formes d’enquêtes ménages déplacements, participation des usagers à la création de données, …). Ces évolutions du « premier niveau » bouleversent déjà un écosystème entier tant les modèles d’affaires, les positions client/vendeur, les expériences de mobilité sont modifiées en profondeur. Des acteurs et des techniques d’une dizaine d’années à peine bousculent des chaînes de valeur établies.

Pourtant le numérique va nous faire vivre une mutation encore plus grande, plus profonde. Michel Serres nous aide en apportant un regard précieux issu de notre Histoire. Il avait dès les années 1960 décrit ce que nous sommes en train de vivre. Après l’invention de l’écriture puis de l’imprimerie, le monde numérique est bien la 3ème évolution de notre espèce. Ni plus ni moins que de nouvelles façons de voir le monde, de voir nos territoires, de nous voir nous-mêmes. De nouvelles formes de conscience de notre être, de notre physique, de notre espèce.

La structure de la révolution numérique

La thèse de Stéphane Vial, la structure de la révolution numérique, raconte tout cela. Elle se parcourt comme arriveront les prochaines mutations : vite. D’autres, comme Jean-françois Noubel, Pierre Lévy ou encore Theilard de Chardin ont construit des pédogogies de ces phénomènes. Tous arrivent à la même conclusion. La noosphère se crée, vieille de quelques années, elle commence déjà à modifier nos représentations du réel, du virtuel, de nous-mêmes, et finalement nos modes de pensées. Ces évolutions inédites vont bien sûr impactées (elles impactent déjà) nos mobilités, nos perceptions des territoires, nos modes de consommation, nos outils de production industriels. Plongeons dans ce « nouveau »monde qui est.

Commençons par la conclusion; pour Stéphane Vial, toute révolution technique est avant tout une révolution ontophanique, c’est à dire un ébranlement des structures de la perception et du processus par lequel l’être nous apparaît. Onze caractéristiques propres à la « matière calculée » sont ainsi proposées. Elles vont conditionner nos manières d’être au monde. Il nous faut maintenant penser le « nouveau » à travers ces onze caractéristiques pour concevoir, pour designer, non plus des objets ou des services, mais des expériences visant à « faire être » autant qu’à « faire faire » à travers les techniques numériques.

La matrice ontophanique et le natif du numérique

« La technique se présente bien comme une matrice ontophanique, c’est à dire un moule phénoménologique, produit par la culture et l’histoire, dans lequel se coule notre expérience du monde possible« . Ainsi à chaque système technique correspond une matrice ontophanique du réel. Le numérique constitue le 3ème système technique après la bielle-manivelle de la Renaissance, puis la machine à vapeur. Le téléphone, cité en exemple, comme un « moyen de se parler sans se voir », sans vraiment savoir ce que l’on allait en faire, décrit la nouvelle « modalité ontophanique » qu’il induit avec autrui. Aujourd’hui, la « nouvelle » ontophanie téléphonique a balayé la précédente. « Chaque génération ré-apprend le monde et re-négocie son rapport à ce qui est réel à l’aide des dispositifs techniques dont elle dispose ». Et Stéphane Vial d’indiquer : « Etre natif du numérique, c’est proprement être né par le numérique« , à travers cette matrice ontophanique d’une puissance inédite, les générations plus anciennes étant issues de matrices datées qui co-existent et se superposent à la nouvelle.

Le phénomène numérique est un noumène

La première caractéristique de l’ontophanie numérique s’observe par l’absence de phénomène visible sans appareil numérique. Le phénomène numérique, dans la matière calculée est l’emblême, est un noumène, c’est à dire qu’il n’est pas visible, qu’il ne se manifeste pas sans interface. La matière calculée, dont les traces numériques pour les transports ou la logistique, circule à toutes les échelles et devient le réel en perfusant les flux d’objets physiques. « Parce qu’elle est d’essence mathématique, c’est à dire imperceptible, la matière calculée est d’abord nouménale« .

L’appel à projet « Mobilités 2013, Connaître pour mieux agir« , vise précisement à utiliser cette propriété des traces numériques, à concevoir simultanément, les outils numériques, les interfaces et les contrats sociaux entre les usagers et les décideurs. Tous les acteurs impliqués ne verront plus leur territoire de la même façon : ce dispositif numérique va leur révéler des pratiques, des réalités qui n’étaient pas visibles « avant ». Dès lors, la perception qu’ils auront du réel aura changé. La matrice ontophanique aura permis de modifier leurs expériences.

Le phénomène numérique est idéalité (programmable), interactivité (interaction), virtualité (simulation), versatilité (instable), virtualité (simulation), réticularité (autrui-phanique), destructibilité (néantisé), fluidité (thaumaturgique), ludogénéité (jouable).

Noumène numérique d’abord réservé aux mathématiciens, la matière calculée se programme et apparaît réactive à travers des interfaces. Elle devient interactive avec l’utilisateur. La profondeur de cette interactivité augmentant de plus en plus, l’utilisateur devient de plus en plus acteur et concepteur, renforçant l’attractivité et donc l’interactivité. Le design y joue, encore une fois, un rôle central.

Notre assistant personnel de mobilité (APM) et de consommation est cette interface qui réagit, qui produit des réalités informatiquement simulées. Cette virtualité permet de donner une représentation visible réelle des phénomènes qui opérent invisiblement. Ces interfaces « rassemblées dans notre poche » permettent aux noumènes numériques de devenir réalité, de se manifester.

Le phénomène numérique bouleverse également le lien social et les relations avec autrui. Ceci est essentiel dans le domaine du transport : communauté d’intérêt autour des solutions de partage (covoiturage, autopartage, …), des transports publics collectifs (bus, tram, vélo, …), des outils d’informations partagées (coyote, Waze, …). « Pour un individu, les liaisons sociales activables au sein d’un groupe dépendent toujours des appareils qui permettent de les actionner et, en les actionnant, de les phénoménaliser, d’une manière qui porte l’empreinte ontophanique de ces appareils. Autrement dit, […] nous n’élaborons pas la même culture ontophanique de la relation à autrui, parce que les appareils qu’il est nécessaire de mobiliser pour établir une relation ne sont pas les mêmes. […] Grâce aux interfaces numùériques mobiles, qui font du réseau une réalité ubiquitaire constante, autrui est potentiellement toujours là, dans ma poche, à portée de la main »‘.

Ceci explique pourquoi notre smartphone « aspire » à lui tous les services, toutes les fonctions (lire la MétaNote 10 le téléphone ou l’APM). Et ceci n’est qu’un début. En reprenant les propos de Stéphane Vial au sujet de l’iPod pour les adapter à notre assitant personne de mobilité (APM) : l’APM est bien un dispositif phénoménotechnique, c’est à dire une forme où se coule nos expériences de mobilités. Il transforme notre expérience-du-monde en engendrant une nouvelle ontophanie de la rencontre, du déplacement, des territoires : l’ubiquité totale fluide et légère, sans résistance.

Comme elle est également à la fois instable (car toujours buggée), réversible (CRTL-Z) permettant de nouvelles formes de pédagogie, et néantisable (que l’on peut faire disparaître), l’ontophanie numérique va engendrer de nouvelles formes de confiance. Et en parallèle, la fluidité de l’ontophanie numérique semble sans limite. Le jeu vidéo incarne alors l’objet numérique total poussant les dispositifs numériques en stimuler notre attitude ludique. Une bonne interface doit être jouable.

L’ontophanie numérique se fabrique

« La qualité de notre expérience d’exister dépend des appareils qui nous entourent et de la manière dont, en tant qu’instruments phénoménotechniques, ils font le monde et nous le donnent« . Dans ce monde numérique, nous devons maintenant concevoir des objets, services, interfaces, … qui vont structurer nos expériences-du-monde. Il devient urgent de former à la conception de ces dispositifs phénoménotechniques numériques. Et pour cela, mettre en oeuvre de nombreuses compétences dans les domaines du design, de la psycho-sociologie, développer des plateformes pour accueillir les territoires et les utilisateurs et leur donner les moyens de co-concevoir, et en même temps, imaginer de nouvelles représentations de nos richesses pour catalyser ces échanges (lire Dans vos projets, vos organisations, quelles sont les vraies richesses ?). Dans l’écosystème des transports, plusieurs cultures ontophaniques se sont « empilées » : la bielle-manivelle, et surtout celle de l’acier et la forge, et plus récemment le numérique.

Quelle sera la prochaine matrice ontophanique ?

« Les cultures ontophaniques se cumulent plutôt qu’elles ne se succèdent, si bien que nous pouvons passer de l’une à l’autre sans pour autant changer de monde« . D’un coté, le numérique pénètre de plus en plus les objets « historiques », comme l’automobile, et de l’autre, le numérique bouleverse l’usage de ces objets en leur apportant tout ou partie des onzes caractéristiques décrites précédement. Ces deux tendances sont à l’oeuvre, elles sont pilotées par des cultures ontophaniques différentes. Elles vont se rejoindre.

L’automobile (lire MétaNote 14 L’avenir de l’automobile), « en tant que matrice ontophanique, c’est à dire moule phénoménologique, produit par la culture et l’histoire, dans lequel se coule notre expérience-du-monde possible » va progressivement disparaître. De nouvelles matrices ontophaniques vont la remplacer, plus fluides, plus ludiques, plus sociales (lire une Brève histoire de l’avenir des Transport). Bien sûr, il existera toujours des objets « automobiles », mais ce ne seront que des supports physiques permettant d’y accrocher de la matière calculée et des interfaces (lire L’iMaaS va s’imposer et Le choc à venir entre industrie automobile et industrie numérique). 

La perception du réel viendra (vient déjà) avant tout de matrices ontophaniques numériques (lire Les Google Glass et l’Alliance). Ne pas considérer les conséquences philosophiques de la révolution numérique serait une grave erreur, ne pas les enseigner, également.

Un livre de Stéphane Vial, l’être et l’écran, va sortir début septembre, issu de sa thèse. A lire … en numérique.

1 commentaire

parking longue durée roissy 19 février 2016 - 10 h 54 min

Très intéressantes ces informations. Les nouvelles technologies ont permis le développement de autopartage et du covoiturage

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