Les offres de transport se comprennent facilement, ce sont des moyens mis en œuvre pour se déplacer. Il y a des industries qui conçoivent, industrialisent des véhicules, d’autres les opèrent, d’autres assurent le déploiement conjoint des infrastructures de distribution d’énergie (carburant), d’autres des infrastructures pour les faire circuler (routes), pour les stocker (parking), d’autres enfin mettent en œuvre des solutions pour prélever des taxes visant à financer partiellement le système. Il n’y a pas besoin d’expliciter longuement, tout ceci se comprend. Nous avons déployé à la fois les industries et les concepts pour en parler.
Aujourd’hui, les experts, mais surtout les « non experts », constatent et déclarent que le « toujours plus d’offres » ne permet pas de répondre aux conséquences générées par ces mêmes offres. Cette fuite en avant des offres n’est pas tenable. Tout le monde le sait. Tout le monde le vit. Tout le monde le ressent.
Ni les finances publiques, ni les finances privées, ni les progrès technologiques, ne permettent de produire un discours crédible et souhaitable d’une mobilité à venir performante, citoyenne, équilibrée. Il est alors question de faire évoluer la « demande », de « modifier » les comportements, soit par une communication engageante, soit par des incitatifs (récompenses), soit par de nouvelles taxes (contraintes). Et là, constatons que nous manquons cruellement d’ontologie pour échanger, partager, débattre, et donc construire les solutions à mettre en œuvre du côté de la « demande », dans toutes les dimensions : technique, politique, sociale, mais aussi systémique.
« La demande » ne s’industrialise pas, elle n’est pas unique, elle réagit de multiples façons à des contraintes, des récompenses, des incitatifs, des sollicitations, des produits, des services. Elle n’est pas prévisible, elle n’est pas rationnelle, elle n’est pas modélisable. Et en plus, quasiment personne ne « la » connaît. Elle n’a pas de représentant, pas de lobby pour la représenter dans sa globalité. Et pourtant elle a toujours été stratégique.
Urban Mobs – Paris handovers 2 par QNTV
La multitude des demandes
Chaque jour, en France, il y a 175 millions de déplacements, 175 millions de décisions, de choix d’un mode de transport (consciemment ou pas), de trajets, d’horaires. Personne ne connaît ces flux, ces pulsations, à part Orange, SFR ou Google. Depuis la création des enquêtes ménages déplacements en 1976, en cumulé environ 500 000 personnes ont été questionnées pour esquisser des pratiques de mobilités étendues à la nation par des outils statistiques. Depuis 1976, ce sont des trillions de déplacements qui ont eu lieu. Nous avons choisi, délibérément ou pas, de ne pas connaître « la » demande. Nous avons choisi d’investir des milliards dans l’offre. Comment voulez-vous optimiser un système sans avoir compris le problème ? Des multinationales privées ont déjà pris des positions singulières leur permettant d’accéder à cette connaissance. Aucune ne vient du monde du transport. Elles sont toutes issues du numérique, structurellement faites pour apprendre, accéder, comprendre, et gérer non pas « la » demande mais « la multitude » de demande (lire Les Transports à l’âge de la multitude).
Pour les acteurs publics, une voie singulière reste encore possible (lire l’Appel à projet sur ce sujet): proposer un nouveau contrat social aux citoyens. Partager ces traces numériques en échange de meilleures décisions, donc d’une amélioration des conditions de vie individuelles et collectives. « Mes » données individuelles privées ont une valeur à la fois collective et individuelle, et la puissance publique peut les exploiter tout en garantissant une protection et une maximisation des investissements.
Première étape clé : La question de « la » demande devient donc celle de la connaissance de « la multitude » de demande. Si nous engageons les moyens, nous pouvons entrer dans l’âge de cette connaissance. C’est à la fois indispensable et insuffisant.
En face de cette explosion de configuration, de style, de mobilités individuelles, nous devons mettre une autre multitude, celle de nos organisations (entreprise, collectivité, …). Toutes les formes de travail, d’études, de vies collectives dans la « cité » imposent leurs règles de fonctionnement pour vivre ensemble, qui imposent à leur tour des « choix » de mobilité. Or ces règles collectives ont été mises en œuvre en regard d’une stratégie basée uniquement sur « l’offre », « toujours plus d’offres ». Il devient évident que nous devons revoir ces règles. Il s’agit de la seconde multitude à laquelle nous devons nous attaquer. De nombreuses actions ont déjà commencé, mais elles sont mises en œuvre sans vision globale, sans connaître « la multitude » de demande, sans être capable de répliquer, sans être capable de les expliciter. Il s’agit par exemple du développement des téléactivités, des tiers lieux, mais aussi des péages urbains ou encore de la fiscalité sur les carburants. Elles sont vues pour le moment comme des solutions pour modifier la demande, alors que ce sont des outils à orchestrer pour repenser ensemble les multitudes d’organisations permettant, ensuite, de co-concevoir de nouvelles offres de mobilité adaptées à chaque configuration. Penser à la fois la multitude de demande, d’organisation, puis co-concevoir au plus près du vivant, à la fois les nouvelles règles du vivre ensemble et les nouvelles offres de mobilités, tel est le programme de travail.
La multitude des règles du vivre ensemble
Mais pour cela, nous manquons d’ontologie pour parler d’action visant à « changer la demande ». Aujourd’hui la fiscalité des carburants, les péages et les contraventions (vitesse, parking) sont les principales contraintes publiques centralisées (top down). Elles sont censées intégrer les externalités du mode routier et conduire vers des modes collectifs et actifs. Non seulement elles ne sont pas adaptatives à la multitude de configuration, mais elles n’expliquent pas les externalités qu’elles sont censées incarner, nicomment sont utilisés les richesses collectées. Nous allons devoir les « numériser » pour les rendre modulables aux conditions locales (bottom up) et pour leur rendre compréhensibles (quels sont les objectifs ? Quelles sont les règles? Qui les définit ?). Puis il faudra les intégrer dans un schéma national et local, simple, compréhensible, permettant d’expliquer pourquoi et comment nous allons co-concevoir nos règles du vivre ensemble (au niveau de l’entreprise, de la collectivité, du pays, …) et nos mobilités.
Ainsi par exemple, le transfert de tout ou partie des taxes portées par le carburant vers un support immatériel représentant la mobilité (lire Et si nous innovions sur la fiscalité des carburants ?) pourrait permettre de spécialiser cette contrainte à la multitude et d’en augmenter le sens. Les technologies sont pour la plupart disponibles, les dérives sont multiples, les critiques justifiées, la consultation et l’expérimentation nécessaires. Nous serons capables, par exemple :
- de transférer progressivement les taxes adossées aux produits pétroliers, à une taxe globale de mobilité basée sur des données numériques,
- de proposer des taxes beaucoup plus progressives, adaptées à l’usage réel des véhicules, ouvrant des possibilités inédites :
- premiers kilomètres sans taxe possibles pour certaines catégories sociales,
- augmentation des taxes avec les distances parcourues (sur le mode des tranches d’imposition),
- forte augmentation des taxes avec un style de conduite agressif (la façon dont on parcourt une distance est aussi importante que la distance elle même) ».
Les péages urbains ou les zones faibles émissions sont des contraintes publiques localisées. Elles sont censées dissuader d’utiliser des véhicules polluants à certains endroits pour conduire vers des modes plus propres. Là encore, elles ne sont pas adaptatives à la multitude, et elles n’expliquent pas la stratégie locale pour respecter les plafonds de qualité de l’air. De la même façon, numérisation, devenir compréhensible, intégration dans un schéma national et local.
Les voies réservées (covoiturage, bus, vélo …) sont des récompenses publiques aux modes « réservés » et des contraintes pour l’automobile. Ce sont des outils localisés censés faire basculer vers les modes aidés. Ces outils sont peu adaptatives à la multitude, non re-configurables en temps réel. En revanche, ils affichent des règles simples et claires.
Les tiers lieux, téléactivités et adaptations des horaires sont des outils privés d’effacement permettant de modifier les règles du vivre (dont travailler) ensemble au niveau de l’entreprise et du territoire. Ils peuvent permettre d’optimiser simultanément l’organisation des collectifs et les mobilités individuelles en augmentant le nombre de degré de liberté du système. Il donne également à penser « le collectif » et « l’individu ». Quelques-uns les utilisent déjà pour augmenter leur productivité professionnelle, et recomposer leur mobilité. Il s’agit maintenant de les étendre à tous.
Des collectifs pionniers, comme le projet Bretagne Mobilité Augmenté, s’engagent déjà dans des reconfigurations de leur organisation en partant de l’analyse profonde de leur activité « cœur de métier ». Ayant identifié les paramètres clés permettant à la fois de réduire leur mobilité in-productive, d’améliorer leur activité, de faire progresser le vivre ensemble, ils préfigurent de nouvelles activités, de nouveaux métiers. Appelons cette voie, la co-conception organisation/im-mobilité (lire l’iMaaS).
Deuxième étape clé : Dans tous les collectifs, re-concevoir les règles du vivre ensemble pour les rendre adaptatives, compréhensibles, momdifiables, agrégeable dans un système.
Apprenons à parler des multitudes, et expérimentons localement !
Pour le moment, ces outils d’effacement et de co-conception organisation/mobilité (bottom up) ne sont pas orchestrés avec les contraintes et les récompenses (top down) nationales et locales. Nous parlons de management de la mobilité, de marketing individualisé, mais ces démarches restent cloisonnées. Au delà des découpages politiques, tous les bassins de vie doivent au plus tôt engager à la fois une démarche visant à augmenter ses connaissances de la multitude de demande, à répertorier avec les acteurs économiques toutes les techniques d’effacement, à initier avec des pionniers des démarches de co-conception organisation/im-mobilité, et à mettre à jour ses contraintes/récompenses pour atteindre des objectifs partagés (congestion, qualité de l’air, diversification énergétique, GES, dépenses) en affichant ces indicateurs de façon transparente.
Voilà le « complémentaire » des actions sur l’offre de transports. Voilà pourquoi il a, jusqu’à présent, toujours été privilégié de soutenir financièrement le « toujours plus d’offre ». Cette ébauche d’une ontologie sur la demande est à compléter d’urgence pour pouvoir en parler, pour pouvoir construire un programme national et surtout de nombreuses actions locales sur tous les aspects identifiés, et bien d’autres.
1 commentaire
Je ne suis pas convaincu que la demande s’exprime dans la mobilité réelle. Les déplacements constatés par les opérateurs ne reflètent pas une demande, mais l’état des circulations… On peut certes en déduire que pour tel trajet on pourrait peut-être proposer telle offre, mais ce serait oublier aussi les trajets qui ne se font pas, les demandes sans réponses, le nombre de gens qui quittent le site d’un transporteur sans avoir trouvé tarif à leur pied…
Le partage des traces temps réel permet-il vraiment d’améliorer le trafic ? Même si on peut faire de la prédiction il n’est pas évident de pouvoir réagir rapidement, cela demande autre chose que de l’information (itinéraire bis, moyens d’informations rapides, voies protégées…)… Et ces « infrastructures là », manquent souvent cruellement…
Enfin, étudier la diversité de la demande va surtout faire ressortir le manque de diversité et d’adaptabilité de l’offre. On en revient au premier point, sauf que la question est alors plus documentée pour qu’on y apporte une meilleure réponse, effectivement.