D’ici 3 ans nous dit Elon Musk, à 90% sur une Tesla. En 2020 pour Daimler, Renault-Nissan, Volvo … (lire cette fiction en 2024). Les mots employés varient d’ailleurs selon les points de vues et les auteurs : conduite assistée ou déléguée pour les constructeurs automobiles, voiture sans chauffeur ou « cybernétique » pour les industries du numérique. Cet objet peut être vu avec les lunettes d’un automobiliste classique comme un salon roulant ou comme une solution de mobilité « commandable » à volonté avec des lunettes d’un opérateur. Dans les deux cas, le véhicule sera un hybride du monde de l’industrie de l’acier et du monde du numérique. Cet objet incarne, aujourd’hui, des rêves (lire cet article sur les voitures sans conducteur et les drones), des fantasmes, des utopies. Il fait partie de la longue liste des technologies qui pourraient nous « libérer ».
La voiture sans conducteur est donc une chimère
« La symbolique de la chimère est vaste et son nom a été repris pour désigner, dans un sens étendu, toutes les créatures composites possédant les attributs de plusieurs animaux ainsi que les rêves ou les fantasmes et les utopies impossibles » (Wikipédia).
En présentant, de façon crédible, en 2010 une voiture roulant sur route ouverte sans intervention humaine, Google enclenche plusieurs mécanismes dits « auto-réalisateurs ». Ce point a été abordé dans un précédent article (vers un avenir crédible et souhaitable) en utilisant la théorie développée par J.P.Dupuy du catastrophisme éclairé. Cet avenir est souhaitable pour Google, le sera-t-il pour « tous » ?
Bootstrapped
Le premier mécanisme s’appelle le bootstrapping. Par sa crédibilité, ses démonstrations, ses capacités dans les domaines de la cartographie, et plus récemment de la robotique, le cybercar de Google a mécaniquement enclenché plusieurs phénomènes de plus grandes ampleurs. (Comme le petit programme qui se lance à l’allumage de votre ordinateur pour lancer le système principal ) :
- le lancement officiel de nombreux programmes de robotisation de véhicule chez quasiment tous les constructeurs.
- la mise en situation de territoires pour pouvoir expérimenter le fonctionnement de véhicule sans intervention humaine. Ainsi plusieurs états américains ou des villes comme Stockholm autorisent (ou vont autoriser) la circulation de cybercar, et cherchent à attirer les projets dans ce domaine,
- des travaux exploratoires pour penser les lois réglementant les futures interactions homme/machine (lire cet article Jusqu’où les machines pourront décider à notre place ?)
Et si l’objectif de Google était déjà atteint ?
Faire travailler les autres dans le développement de l’objet « véhicule autonome », des multiples technologies à produire en grande quantité répondant aux standards automobiles, mais également produire de nouvelles réglementations (tout en faisant un lobbying – lire cet article sur ce sujet), pour capturer plus tard la valeur ? Car dans la chaîne de valeur qui s’annonce, il est probable qu’elle ne soit pas dans le véhicule, mais dans le dispositif algorithmique qui permettent de gérér plusieurs milliers de véhicules autonomes sur un territoire pour maximiser l’usage de l’énergie, des infrastructures, des temps de parcours. Dans ce scénario, la valeur sera dans la carte « enrichie », nous y reviendrons.
Mobilité Servicielle Robotisée
Nombreux sont les romans de SF décrivant des taxis robots sans conducteur. Le deuxième mécanisme est celui d’un scénario de mobilité porté par des services s’appuyant sur les transports collectifs, les transports actifs et une multitude de taxis robot, VTC, taxis, autopartage et autre covoiturage dynamique. La robotisation se positionne alors comme le prolongement des services actuels de partage. Elle permet de faire circuler et de gérér « au mieux » des ressources de siège libre. Rappelons que Google vient d’acheter récemment 9 sociétés de robotique dont la fameuse Boston Dynamics (lire cette fiction sur ce sujet).
Google s’est également positionné en finançant Uber à hauteur de 250 Millions $, en rachetant Waze (lire cet article Une évolution majeure) pour plus d’un milliard et en travaillant sans relâche sur sa plateforme principale Google Map (lire cet article Google Maps devient Mobility) pour y intégrer toutes ses informations. Et progressivemment industrialiser le « parfait » Assistant Personnel de Mobilité (lire cet article sur Android Wear) même si les informations délivrées seront quasi-exclusivement issues des services Google… Certains comme Olivier Ertzscheid y voit les futures « enclosures » (lire cet article majeur sur les enclosures de demain).
Plusieurs articles de ce blog détaillent les bouleversements possibles au niveau des jeux d’acteurs et de la chaîne de valeur (Google Car tout va plus vite que prévu, la révolution numérique, En supprimant le chauffeur le cybercar change profondement, le choc à venir).
Robotiser l’indexation du monde physique
Après avoir indexé le web pour permettre une recherche et le développement d’outils comme la traduction ou la publicité, Alexis Madrigal nous explique dans cet article que Google indexe le monde physique. En utilisant les véhicules Street view et les images qui sont générées, Google extrait les panneaux de signalisation, les informations pour les ré-intégrer dans les « cartes ». Le monde physique va être « interpénétré » par l’information (Ajouter à cela les Google glass…). La complexité du monde est donc stockée, répertoriée pour être gérée par une prochaine génération de robot.
Ajoutons à cela les drones solaires, et les limites entre l’indexation automatique et la surveillance deviennent floues (lire cet article sur drone et surveillance)
Google accède ainsi aux usages réels des objets roulants (ce qu’aucun constructeur n’est capable de faire à grande échelle aujourd’hui). Utilisant les millions de smartphone et de montres équipé de système Android, les flux sont appris, les trafics deviennent prédictifs. La stratégie « indexation du monde physique » se structure en 3 étapes :
- Connaissance du contexte, de l’environnement, des territoires : Google map, Street view, Google glass, drone, Android wear
- Connaissance des usages réels, des clients : Google trafic, Android Wear, Google glass et récemment Open Automotive Alliance pour placer un OS dans un maximum de véhicule.
- Mise en forme des besoins pour développer des robots : Google car, puis tous les véhicules robotisables.
La 3ème étape peut alors se déployer en s’appuyant sur une connaissance des réseaux routiers, des infrastructures et des usages réels : le robot roulant, voiture automatisée, dont les caractéristiques sont détaillées dans cet article.
Les cybercars pourront à leur tour produire de nouvelles données permettant de mettre à jour les connaissances sur les territoires et les usages. Une courbe d’apprentissage placera alors ces acteurs industriels dans une situation inédite. L’indexation du monde réel sera robotisée, les données seront à la fois rafraichies et consommées par les véhicules autonomes.
Et si Google développait les cybercars pour indexer le monde, la réserve de mobilité créée étant un co-produit ?
Ce robot modifiant la relation avec l’objet voiture, changera profondement la façon dont nous nous déplacerons. Organisés en cohorte sur de larges territoires, il fera disparaître les frontières entre la voiture particulière et le transport collectif. Simplifiant la complexité, il pourra apporter aux usagers des bénéfices individuels et collectifs en rupture avec les tendances actuelles.
La carte « enrichie », données privées, données publiques ?
La plateforme cartographique se positionne au coeur du système de « cyber-mobilité ». Elle alimentera les algorithmes des véhicules autonomes, tout en étant elle-même mise à jour par des données crowdsourcées issues des robots et des humains. Ces flux de data théoriques supposent des avancées en matière de gestion des données privées. Valérie Peugeot détaille parfaitement dans cet article (Données personnelles, sortir des injonctions contradictoires) notre histoire récente et les différentes options qui s’offrent à nous. Fermant plusieurs impasses, comme le modèle actuel de prédation « innovation contre données privées » ou encore celle de la propriété par l’utilisateur ou du cryptage, V.Peugeot propose 4 options:
- utiliser ces données pour développer une économie servicielle marchande en imposant des contraintes sur le stockage des données et leur gestion,
- utiliser des infrastructures libres et ouvertes, permettant, par un fonctionnement horizontal, de corriger et d’éviter un enfermement dans des standards propriétaires,
- développer une gestion des données en tant que communs, permettant de penser les usages indépendamment de la notion de « propriété », et d’adapter les règles de droit pour servir au mieux les usages en protégeant les ressources mises en partage.
- gérer les données en utilisant le principe de « faisceaux de droits » proche des communs. Cette approche par une discrimination à la fois temporelle des droits (donnée chaude, droits d’usage à l’entreprise, donnée froide, exclusivité de l’usager) et spatiale (stockage dans la plateforme, stockage dans un espace contrôlé par l’individu) pourrait ouvrir la voie à un bundle of rights positif, c’est-à-dire à la fois protecteur pour l’individu et en même temps ne tuant pas d’entrée de jeu le modèle d’affaires des entreprises du web qui proposent des services (hors marketing) construits autour de la donnée (ex : trouver un vélib).
La carte riche à l’ère des cybercars pourra fonctionner différemment, avec des contrats de production de données impliquant et protégeant les citoyens ou bien en poursuivant les positions asymétriques actuelles.
Le point de bascule : il n’y a plus d’humain
Dans cette utopie, un point de bascule apparaît. Il s’agit du premier véhicule sans humain ro
ulant à travers un territoire (habité par des humains). Ce « système de mobilité » impliquant un véhicule robot avec son énergie – des infrastructures et surtout des données est aujourd’hui une chimère.
Est-ce des algorithmes devenus visibles par un enrobage de tôles et de plastiques ? Est-ce une voiture qui aura poursuivi son automatisation « historique » comme la Mercedes Classe S ?
Ce point de bascule va accélérer les mutations d’usage qui sont aujourd’hui naissants. Sans conducteur, mais avec uniquement des passagers, les liens historiques entre la marque automobile et le conducteur s’effondrent. Et le marketing avec. L’acheteur n’est pas celui qui conduit mais un opérateur de mobilités servicielles. Les spécifications du véhicule peuvent être radicalement changées, ouvrant des possibilités inédites en matière d’efficacité énergétique, de design, d’expériences de mobilité « intégrale ».
Il faut se rapprocher de ce point de bascule, et pour cela, le territoire joue et jouera un rôle majeur. Déjà aujourd’hui, une course a lieu entre plusieurs états américains, comme la Floride, ou des villes comme Stockholm, pour attirer les projets d’innovations dans le domaine des voitures sans conducteur, pour des raisons économiques, d’attractivité et d’image en général. Développer des living labs peformants n’est plus une option (lire l’article Du serious game à la ville laboratoire puis au living lab).
Cette voie de mobilité « high tech » ne doit pas pour autant supprimer ou réduire les actions « traditionnelles » : investissements sur les transports collectifs, sur l’urbanisme, sur l’effacement des mobilités subies au quotidien, sur des organisations plus efficaces des ménages et des entreprises …
Est-ce qu’un véhicule sans humain roulera sur un territoire ? Quel territoire ? Qui gèrera ce nouvel écosystème numérique ? Comment ré-interrogera-t-il les systèmes de mobilité existants ? Si cela arrive, qui accompagnera les acteurs historiques dans la plus grande mutation de leur histoire ?