Philippe Méda commence toujours ses formations sur l’innovation par cette image…
Au delà des territoires et des océans déjà explorés, les cartes indiquaient Hic sunt dracones, “Ici sont des dragons”. Il nous semble essentiel d’aller explorer ces zones inconnues, d’aller à la rencontre des dragons, de prendre des risques pour changer de mobilités, de changer de véhicules et d’inventer de nouvelles industries ni plus ni moins.
Si vous pensez qu’il suffit de robotiser ou d’électrifier l’automobile telle que nous la connaissons, vous pouvez arrêter votre lecture et reprendre une activité normale. Si au contraire, vous pensez que vos compétences en mécanique, design, électronique, production additive ou composites ne sont pas utilisées pour faire les bons produits, alors vous êtes au bon endroit 🙂
Pourquoi un challenge ?
En 1714, sous la pression de la marine marchande anglaise et d’Isaac Newton, 20 000 livres sont offerts à celui qui réussira à mesurer la longitude à 30 miles près. Les meilleurs horlogers se livrent alors une course. Il s’agit en fait d’améliorer la qualité des ressorts en utilisant tous les savoirs dans les domaines des matériaux et de la métallurgie pour qu’à bord des bateaux, l’horloge ne dérive plus en fonction de la température et de l’humidité. C’est John Harrisson, un horloger écossais (autodictate) qui réussira le premier en y travaillant plusieurs années. P.Le Roy, horloger français, l’améliore et ce sont 900 modèles qui sont fabriqués et distribués. Ainsi équipée, la marine marchande anglaise développe son emprise à travers le monde, triple son commerce extérieur dans les 20 ans qui suivent (source article de blog).
En 2004, le DARPA lance un challenge sur la voiture autonome. Les règles sont simples avec 1 M$ si votre véhicule :
- se déplace de manière autonome et parcourt le circuit en moins de 10 heures
- utilise le système de positionnement GPS et d’autres signaux disponibles pour les civils
- fonctionne de manière entièrement autonome, sans recevoir aucune commande lors de son parcours
- ne doit en aucun cas toucher de manière intentionnelle un autre véhicule de la compétition
Stéphane Schultz décrypte l’intérêt de ce challenge : “Mais que sont venus faire des entrepreneurs talentueux et des universitaires brillants dans cette galère ? Apprendre. Apprendre en faisant, en testant et se confrontant le plus tôt possible au réel. Plutôt que de valider des hypothèses théoriques dans leurs laboratoires, ils choisirent de mettre un véhicule sur la route au plus vite […] Le mouvement est lancé. En 3 ans et autant de challenges, la DARPA a mis le pied à l’étrier à l’une des plus fantastiques communautés d’inventeurs depuis la conquête spatiale, avec 1000 fois moins de moyens.”
Il s’agit d’abord de faire émerger, fédérer et muscler une large communauté de personnes et de raccourcir le temps d’acquisition des retours du marché
Créons un nouveau cadre d’action
“Lorsque vous explorez un domaine réellement nouveau, la compétition est toxique. La collaboration doit être la règle” rappelle Stéphane. En conséquence, il faut :
- Faire sortir les experts ! Sebastian Thrun : « nous étions tous de nouveaux venus et l’innovation ne vient pas du cœur du domaine mais de l’extérieur ; les experts sont généralement les plus faibles performeurs, car totalement entravés par leur manière de penser »,
- Imposrz des contraintes, pas des limites : La seule règle du challenge était de mettre sur la piste des véhicules sans conducteur et de relier Los Angeles à Las Vegas. Aucune limite n’existait sur le type de véhicule ou les technologies,
- Les organisateurs étaient conscients aussi de la difficulté presque insurmontable de franchir les 200 kms de désert. Leur objectif n’était sans doute pas de réussir cette épreuve mais de toucher du doigt l’étendue des problèmes à prendre en compte par la suite. Bénéficier rapidement de nombreux Minimal Viable Products ou prétotypes plutôt que de modèles achevés,
- Encourager les applications commerciales : Dès le départ la DARPA a joué le rôle d’entremetteur entre universités, centres de recherche et entreprises. Il n’y a pas d’un côté la recherche fondamentale et de l’autre le business. Tout le monde partage les mêmes galères pour apprendre ensemble.
- Penser à long terme : Vouloir tester rapidement sur le terrain ne signifie pas ne pas avoir de vision à long terme. Avoir une vision à long terme ne signifie pas faire des plans à 5 ans que personne ne suivra. L’approche de la DARPA est un subtile mélange d’incitation et de laisser-faire, d’absence de limites techniques mais de contraintes de délais.
Nous reprenons cette méthode du Challenge pour l’appliquer sur un nouveau défi : créer une nouvelle filière industrielle, une collection d’objets roulants efficients, légers, simples, adaptables, etc. Nous allons créer les meilleures conditions pour donner un avantage aux équipes candidates, pour créer un potentiel de situation et viser une rupture !
Au lieu de faire des choix à priori, de s’obliger à choisir un seul chemin et faire l’hypothèse que les acteurs aujourd’hui en place sont les mieux placés pour conduire les changements, il est proposé ici une méthode qui vise à explorer un maximum de scénario sous contraintes en partageant un maximum de livrables.
Vous avez voulu des voitures voitures, vous aurez des vélos électriques. Derrière cette boutade, l’électrification de la mobilité se réalise principalement en volume “par le bas” sur les vélos et plus largement les micromobilités. Toutes les briques existent, produites de façon industrielle, principalement en Asie et il devient simple de se lancer dans la conception de nouveaux véhicules, de cibler une niche. Cette dynamique ne va se réduire, une multitude d’objets roulants ne va pas cesser d’apparaitre aux quatre coins du monde. Un des avantages de l’électrification est sa capacité à produire des commodités et de interfaces standardisées. Est ce que l’Europe va s’en saisir pour, à la fois, réduire sa dépendance à l’auto/pétrole et créer de nouvelles industries ?
Dans le secteur de la logistique ou encore des mobilités, de nouveaux véhicules intermédiaires se développent déjà et conduisent à ajuster les flux logistiques. Certains apparaissent déjà avec des caractéristiques essentielles : modulables, découpables avec des remorques, configurables, adaptables aux besoins locaux. Cette plasticité des véhicules nous semble réellement inédite, il faut même l’amplifier.
L’ADEME a donc décidé de lancer l’eXtrême Défi sur 3 années.
Pensons l’objet roulant au délà de l’objet roulant
L’eXtrême Défi est construit pour rassembler une large communauté, pour qu’elle se révèle à elle-même et se développe. En travaillant collectivement et en sortant d’une logique pure de compétition, il s’agit de créer une taille critique, de mutualiser des composants, des parties, des sous-ensembles, mais aussi de nouveaux métiers, outils et formations. Nous nous organisons pour faire d’une multitude niche un marché solvable.
Les équipes candidates seront placées sous des contraintes précises pour intégrer dès la conception des boucles de matière et de composants en fin de vie, pour intégrer plusieurs vies des véhicules et des composants, pour penser au mieux les cycles de montage, démontage et de reconditionnement. Ces contraintes visent à créer de nouvelles industries locales, complexes (complexus, ce qui est tissé ensemble), in-délocalisable, capables de monter, produire, démonter, réparer, faire évoluer les véhicules au plus près des besoins et des territoires.
Notre défi est alors de nous appuyer sur une bibliothèque mondiale de composants standardisés, associée à un minimum de pièces spécifiques et des moyens industriels territorialisés pour produire, maintenir et gérer de nouveaux véhicules à très haute efficacité énergétique et durée de vie infinie. La part de valeur va donc passer des composants, devenus des commodités, à la gestion de flux complexes majoritairement territorialisés en Europe adossés à de nouveaux métiers, de nouveaux modèles économiques et de nouvelles offres.
Enfin, l’extrême Défi vise également à légitimer ces projets de véhicules bizarres auprès des acteurs publics, des clusters et financeurs. Pour l’ADEME, il s’agit d’un nouveau mode d’intervention et espérons pour d’autres agences en France et en Europe. Ils préfigurent le monde qui vient, tel que décrit dans plusieurs scénarios 2050 de l’ADEME. N’attendons pas 2050, inventons de nouveaux objets pour de nouvelles mobilités au quotidien.
1 commentaire
Merci pour l’article, passionnant! Ou en êtes vous?
Je fais le parallèle avec Unix et GNU (Linux): la révolution informatique a pu avoir lieu parce que l' »atelier » qu’est l’outil de création est léger (« light »): un simple PC économique dans sa chambre et le « geek » (« nerd », jeune étudiant sans contrainte financière mais passionné et qui a le temps) ont pu disrupter l’informatique. Difficile à refaire dans les transports? Non, comme vous le dites, en bricolant avec les commodités d’un vélo électrique: on refait le coup du siècle dernier avec les premiers attelages mécanisés? La multiplication des boutiques et réparateurs de vélos pourrait être cette « masse critique », il faut les enrôler. Au lieu de mettre en place des autos d’une tonne en libre service pour déplacer une femme de 50kg sur 2 km, les mairies feraient mieux de leur demander de créer des solutions de mobilité « légères » et non pas « douces »? Le succès des petites autos sans permis électriques le montre. Deux mono-roues connectés= un vélo. Deux vélos en parallèle= une auto. La révolution du PC a eu lieu ainsi, a base de composants librement assemblables par tout-un-chacun. Qui peut être notre « IBM » et normaliser ces plans et composants? Peugeot faisait des vélos, mobylettes, autos. Dépassé par Tesla comme IBM l’était par Apple, pourquoi pas lui? (Autres exemples: le GSM)