Comme le photovoltaïque, nous faisons l’hypothèse que le véhicule électrique est en train de devenir une commodité, posant à court terme de sérieux problèmes aux industriels européens qui ne s’y seront pas préparés.
Ce glissement se positionne à la croisée de grands risques pour de nombreuses organisations industrielles en Europe mais également de formidables opportunités pour réinventer des mobilités performantes, efficaces et accessibles, notamment dans les territoires péri-urbains et ruraux.
En s’électrifiant la voiture engage une étape radicalement différente des précédentes car elle supprime la principale barrière à l’entrée pour d’autres acteurs : le moteur thermique. En effet, être capable de concevoir et surtout fabriquer à hauteur de plusieurs milliers par jour un tel objet technique permettait aux constructeurs de dicter leur vision de l’automobile. En résumé, le moteur thermique permet aux constructeurs de fermer le marché et proposer des véhicules à fortes marges sans répondre aux besoins réels de nombreux marchés. Certains continueront dans cette voie mais d’autres viendront combler le vide des véhicules “juste nécessaires”. Aujourd’hui en Chine, le modèle électrique le plus vendu est un petit véhicule vendu à 5000$. Ce n’est que le début.
L’électrification ouvre donc la porte à de nouveaux acteurs. Et c’est là le principal intérêt du véhicule électrique. Son bilan environnemental est en fait secondaire. Et l’histoire est têtue, nous ne pouvons pas prédire ce que ces nouveaux acteurs proposeront. Comme toute technologie majeure, c’est ce caractère précisément imprévisible qui lui apporte une partie de sa valeur, donc des investissements qu’elle attire.
La deuxième transition est celle de la montée du numérique dans le domaine des mobilités à la fois en valeur et en nombre d’acteurs, et conjointement, de l’augmentation de la valeur attribuée au numérique dans le secteur des mobilités. Dans certains endroits, comme la Chine, les deux transitions électriques et numériques arrivent en même temps que la découverte de l’automobile elle-même.
Cet article évoque une option qui semble à la fois réaliste, à fort impact et d’une certaine façon déjà en cours, celle de la “commoditisation” des principaux composants des véhicules électriques.
Parlons de véhicule pas de voiture
Essayons d’oublier mentalement les images des voitures que nous connaissons, pour s’ouvrir à de nombreux types de véhicules à 2, 3 ou 4 roues. Et faisons des allers-retours entre les composants d’un véhicule électrique et les cas d’usage. Comme l’indiquait Paul Arzens, inventeur de l’oeuf électrique dans les années 40, le VE “juste nécessaire” peut être considéré un appareil électroménager. Si nous prolongeons cette logique, l’électrification de l’automobile va reprendre les phases de l’industrialisation du matériel électronique avec un élément clé : la commodité.
Wikipédia nous rappelle la définition de cet anglicisme:
- être disponibles auprès d’un nombre significatif de fournisseurs,
- être normalisées/banalisées : les produits des différents fournisseurs doivent être facilement interchangeables (produits électroniques, intermédiaires agricoles, produits courants de l’industrie chimique)
Aujourd’hui vous pouvez commander de petits véhicules pour moins de 2000$ sur Alibaba ou leurs principaux composants pour moins de 300$. La base d’un véhicule électrique (trottinette, VAE, quadricycle ou plus …) se compose finalement d’une plateforme sur laquelle s’ajoute le moteur électrique en lien avec une transmission vers les roues, des batteries et le moteur pouvant être intégré dans la roue. L’hypothèse principale est de considérer que la plateforme va devenir une commodité que j’appelle le “skateboard” et que les interfaces avec les composants vont se standardiser.
Pour Wikipédia toujours, une commodité est un produit générique largement disponible ou un bien avec assez peu de différence de valeur ajoutée d’un fournisseur à l’autre, dont :
- bien, consommable, service à faible valeur ajoutée, produit d’usage courant,
- bien de consommation courante, matière première, valeur, marchandise, ressource,
- bande passante des opérateurs de réseaux, énergie électrique ou autre.
“Tous répondent à des standards et leur origine a peu d’importance pour l’emploi qu’on en fait, les fournisseurs ont peu de latitude pour justifier d’une modification de leur valeur ajoutée.” Nous commençons à voir l’impact considérable sur les industries concernées …
Économie des commodités
Wikipédia: « Le terme de « commodité » implique en général des marchés présentant des volumes importants, nécessaires au soutien d’un nombre important de fournisseurs et de normes détaillées. Pour atteindre cette échelle critique, les marchés de commodités sont souvent mondialisés […] En raison de leur forte normalisation, les marchés de commodités limitent la valeur ajoutée que peuvent apporter les fournisseurs. La compétition s’effectue donc essentiellement sur les prix établis par le coût marginal, les entreprises dégageant des profits par les différentiels de productivité. […] La compétition sur les prix tend à favoriser les acheteurs et à être défavorable aux fournisseurs. Être positionné sur un marché de commodité, ou en voie de commoditisation est donc généralement considéré comme une position défavorable par les fournisseurs. Pour échapper à cette situation ils s’engagent dans des stratégies de différenciation compétitive par la qualité, l’innovation… «
En résumé, l’électrification et la numérisation ouvrent la porte à une multitude de nouveaux acteurs. Certains tentent de concurrencer frontalement les constructeurs en place avec des modes d’affaires similaires, d’autres vont s’engouffrer au contraire dans de nouveaux modèles en partant des besoins réels des clients finaux et en s’appuyant sur des commodités et des interfaces standardisées.
Un stakeboard et des briques de Lego
Qui dit commoditisation du skateboard, dit briques interchangeables, composants sur étagères. Puisque la commodité voit sa marge tendre vers zéro, il devient possible de l’utiliser pour couvrir une multitude de cas d’usages, d’expérimenter sans aucun risque de nouveaux produits et marchés.
Pour qu’un stakeboard devienne la référence, il devra créer des effets de réseaux. C’est-à-dire amener les acteurs à avoir intérêt à l’utiliser plutôt qu’un autre car il sera plus simple de l’utiliser, aura déjà un cas d’usage similaire bien décrit. Plus le stakeboard sera utilisé plus sa valeur grandira et plus il sera utilisé. Dans ce cas, la valeur passera du matériel à la communauté capable de simplifier l’accès, de documenter, de donner envie à d’autres d’utiliser la commodité.
L’exemple le plus proche est Arduino. Les “Shield” d’Arduino sont les briques interchangeables connectables à la base, au skateboard. Ces éléments servent une communauté mondiale qui réalise ainsi une infinité de projet.
Vous noterez que tout le monde peut refaire le circuit électronique d’arduino (puisqu’il est open source) mais personne ne peut recréer une communauté mondiale et une bibliothèque de projets documentés. Il y a bien une marque solide même si Arduino est open source.
Grouper – Dégrouper
Jusqu’à présent, les constructeurs maitrisent intégralement la conception de l’ensemble, délèguent certaines briques et reprennent en main le montage. La réparation est déléguée à un réseau et des indépendants. Ces étapes de “groupage/dégroupage” pourront être réinterrogées en profondeur avec un véhicule électrique répondant aux besoins quotidiens juste nécessaires (de type vélo cargo ou normes L6 ou L7 d’un quadricycle). Pour creuser le sujet, cet article sur le MaaS de 15Marches et celui-là sur Amazon Web Service décrivent par des exemples, les avantages de pouvoir grouper/dégrouper et surtout d’être l’acteur qui maîtrise ces phases.
Par exemple, récemment le développement des systèmes de batterie interchangeable en Chine traduit le dé-groupage des batteries qui permet d’envisager de commoditiser le stakeboard et de standardiser les interfaces stakeboard/batterie.
Ce n’est pas un hasard si le groupage/dégroupage est maîtrisé par les entreprises numériques. La numérisation du secteur des mobilités renforce le scénario de la commoditisation puisque cette option est culturellement intégrée par les entreprises numériques.
Conséquences sur les véhicules
Pour plusieurs cas d’usages la spécialisation du véhicule pourrait également conduire à réaliser l’assemblage localement (grouper), au plus près des utilisateurs, à moindre coût en s’appuyant sur des outils de production de type micro-production ou micro-usine. Question : Jusqu’où s’arrête l’usine minimale ? Est ce le garage, la coopérative, une boite à outils connectés et des tutos ?
Puisque l’on pourra grouper/dégrouper, la capacité d’évolution des véhicules, la réparabilité pourraient aussi être gérées différement, par de nouveaux acteurs spécialisés dont les acteurs du retrofit aujourd’hui sont peut être les précurseurs. Ceci présente de nombreux avantages pour le B2C mais aussi et surtout le B2B.
Pour les citoyens en périurbain et rural (B2C), des VE homologués en tant que quadricycle auraient des tarifs 10 fois moins chers que les voiturettes actuelles. Est ce une réponse aux Gilets Jaunes ?
Pour les opérateurs de mobilités (B2B), un VE serviciel pourrait compléter les offres de trottinettes, vélo en libre service pour les Lime, Bird et autres Uber. Un tel véhicule pourrait aussi permettre à des coopératives de location courte durée de se diversifier. La question devient : d’abord en Chine, Europe ou USA ?
Une infinité de nouveaux entrants peut prétendre jouer un rôle comme des équipementiers automobile, de l’électronique, de l’électroménager, des services à la personne, des opérateurs de mobilités, de l’immobilier, de la réparation … Ces véhicules serviront de nombreux marchés, en répondant aux justes besoins, seront réparables à l’infini, bien loin de la mode des SUV. Ils fourniront des prochains exemples concrets du dilemme de l’innovateur de Christensen.
Ce raccourcissement massif et brutal de la chaine de valeur entre ces différents acteurs et le client final viendra questionner profondément la culture des organisations et leur capacité à évoluer. C’est qui-quoi un constructeur demain ? Quelles seront les organisations capables de créer ces commodités, les utiliser pour mieux se connecter aux communautés, servir de nombreux cas d’usages et marchés avec des produits évolutifs, réparables et efficients ?
Comment dès aujourd’hui se projeter dans cette réalité ?
Devant le nombre de paramètres et les cas d’usages à considérer, l’ampleur des changements, nous proposons une démarche collective faisant un choix radical : le véhicule open source. Sans se fixer de design à priori, nous considérons le véhicule open source comme un moyen concret et opérationnel pour explorer la commodisation du véhicule électrique pour les différents marchés, à la fois B2B et B2C.
Cette exploration est une démarche individuelle dans laquelle l’organisation doit s’engager au plus haut niveau car cela touche son modèle d’affaires, son positionnement dans la chaine de valeur et obligera à questionner son ADN. Elle ne peut se faire qu’à plusieurs pour se nourrir mutuellement et apporter des points de vue différents.
En profondeur et sur des temporalités raccourcies, nous nous fixons deux objectifs principaux :
- cartographier les possibles ouverts par le Véhicule Open Source et faire comprendre la commoditisation en cours, ses conséquences au plus grand nombre d’acteurs en Europe. Il s’agit là d’engager les structures individuellement au plus haut niveau. Cela se traduira par de nouvelles connaissances.
- manipuler, prototyper et se muscler dans un monde de commodité où la chaine de valeur se recompose en permanence, avec un grand nombre d’acteurs hétérogènes, en partant des besoins d’une multitude de clients finaux B2B et B2C. Il s’agira de produire un skateboard manipulable échelle 1 capable d’enclencher des effets de réseaux
Et pour cela, nous avons créé et animons une communauté Véhicule Open Source. Pour nous rejoindre !