Le phénomène Pokemon Go étonne par son ampleur et ses caractéristiques. Or ce n’est qu’une émergence visible de phénomènes et de développement en cours depuis des années. Comme nous l’explique très bien Philippe Gargov, Pokemon Go nous permet de comprendre la ville numérique, telle qu’elle est, ou plutôt telle qu’elle était avant même que Pokemon Go n’existe. En effet, devant une apparence de jeu sympa pour enfant, il y a une aventure industrielle qui remonte à plusieurs années. En résumé, détenir le record de téléchargement (des millions de personnes par jour), le record de temps passé (des dizaines de minutes par jour), ne doit rien au hasard.
C’est l’histoire de John
John Hanke, le CEO et fondateur de Niantic est un entrepreneur en série et ancien de Google. Il a crée the founders of Keyhole, acheté par Google pour créer Google Earth. Il travaille bien sûr sur Google Maps avant de lancer Niantic. La carte ou plutôt les cartes sont parties prenantes de Google et de Niantic en apportant des représentations du réel, en tissant des liens entre les mondes physiques et numériques. Aujourd’hui Pokemon s’appuie sur déjà sur ces infrastructures techniques, utilisent les portails d’Ingress, l’autre grand jeu créé par John (400 millions de joueur). Fin 2012, nous écrivions déjà :
Le numérique change nos vies. Il influence, notamment, nos façons de nous déplacer, d’appréhender les territoires. Le monde virtuel limité, il y a peu, à la connaissance, s’étend dans tous les domaines. Il arrive dans les objets en leur reliant entre eux avec le tout. Le « tissage », déjà abordé dans plusieurs articles précédents (l’exemple d’Ingress, le logiciel), entre l’objet et le logiciel, se poursuit construisant un monde nouveau avec de nouvelles règles, de nouveaux modèles d’affaires. Déjà, plusieurs entreprises ont investi ces territoires vierges, elles y inventent -seules- leur loi, leur vision du monde.
Pokemon Go utilise tous les canons d’une plateforme réussie : équipotentialité d’accès, holoptisme, monnaie de réputation, viralité, numérique et physique. Mais intéressons nous à l’Après Pokemon Go. Car ce n’est qu’un début. Ces acteurs industriels vont poursuivre leur développement et accéder à TOUS les domaines aujourd’hui préservés. Né il y a maintenant plus de 40 ans, le numérique se propage. Pour cela, ces industriels déploient une infrastructure technique faite de capteurs, de données, d’algorithmes, de serveurs, de satellites, d’écrans. La plupart du temps invisible, elle devient quelque fois visible comme avec Pokemon. Cette infrastructure se connecte et se tisse maintenant avec le vivant social, la multitude. Et c’est là le point clé. Cette connexion est dite « forte » à la différence de la plupart des acteurs qui pensent encore avoir une influence. Faire bouger des millions de personnes (en marchant ou en vélo), décider (oui décider) où elles vont et quand, quel chemin elles utilisent et comment elles y vont. Philippe Gargov parle de porosité public-privé à l’épreuve du numérique. N’est ce pas plutôt un tsunami contre lequel les tweets de la gendarmerie pour calmer les chasseurs sont peu de choses.
Ces acteurs industriels construisent de nouveaux standards en matière de connexion et d’influence auxquels vous pouvez vous comparer. Combien de temps pour engager un million de personne ? combien de temps pour que le temps moyen sur une plateforme dépasse 30 minutes, une heure par jour ? Rendez vous à l’évidence. Vous ne savez plus parler aux gens ou plutôt personne ne vous écoute, même si vous avez un statut d’autorité ou pesez des milliards en bourse.
La philosophie est alors cruciale. Stéphane Vial dans sa thèse « La structure de la révolution numérique : philosophie de la technologie » nous indique qu’il s’agit bien d’une révolution ontophanique, c’est-à-dire un ébranlement des structures de la perception et du processus par lequel l’être nous apparaît. Il devient alors urgent que toutes les structures, dont les entreprises issues de Prométhée (aujourd’hui dépassé par Hermès nous dirait M.Serres) comme celles de l’automobile, s’engagent totalement dans ces territoires pour y percevoir de nouvelles formes de liens sociaux. Elles n’ont pas d’autres choix que de le vivre, elles ne pourront pas l’étudier de « l’extérieur ». Des chercheurs créent alors des disciplines comme l’Intelligence Collective dans le Cyberespace.
S.Vial nous propose onze caractéristiques fondamentales pour décrire l’ontophanie numérique : la nouménalité (que l’on peut percevoir sans être capable de le décrire ni de l’expérimenter totalement), l’idéalité, l’interactivité, la virtualité, la versatilité, la réticularité (capacité à fonctionner en réseau), la reproductibilité instantanée, la réversibilité, la destructibilité, la fluidité et la ludogénéité (capacité à être expérimenter par le jeu). Et il indique que « le rôle du design, comme activité phénoménotechnique qui façonne le monde, est défini comme essentiel dans la constitution créative de l’ontophanie numérique ».
Vous pensez que c’est un effet de mode, que ça va passer. Mais ce ne sont là que des conséquences visibles et d’autres vont arriver. De nouvelles industries se créent pour hacker le réel, hacker la perception que nous avons le réel.
C’est l’histoire de Rony
Rony Abovitz, son truc à lui, c’est Magic Leap. Ce n’est qu’une startup soutenue par Google et Alibaba. Son objectif est simple, créer une nouvelle réalité, voire plusieurs. Cet article de Wired rédigé par Kevin Kelly (le copain de Stewart Brand) est juste excellent : The untold story of Magic Leap. Là aussi tout commence fin des années 80 (toujours 40 ans) avec un certain Jason Lanier qui invente le terme de réalité virtuelle utilisée aujourd’hui dans Pokemon. Magic Leap est soutenue et financée depuis plusieurs années à hauteur de plus d’un milliard.
Magic Leap travaille sur trois réalités : virtuelle, augmentée, mixée. Ce n’est donc qu’un début. Pokemon n’est qu’un brouillon, une esquisse, un pretexte pour continuer à déployer l’infrastructure numérique, pour tester des hypothèses. Les prochaines étapes seront encore plus puissantes, plus engageantes, plus perturbantes. Ces réalités ont pour objectif formulé de hacker le cerveau.
Experience is the new currency in VR and MR. Virtual reality hacks the brain in dozens of ways.
Le phénomène numérique, dans la matière calculée est l’emblême, est un noumène, c’est à dire qu’il n’est pas visible, qu’il ne se manifeste pas sans interface. Notre assistant personnel de mobilité (APM) est cette interface qui réagit, qui produit des réalités informatiquement simulées. Cette virtualité permet de donner une représentation visible réelle des phénomènes qui opérent invisiblement. Ces interfaces « rassemblées dans notre poche » permettent aux noumènes numériques de devenir réalité, de se manifester. La matière calculée, dont les traces numériques pour les transports ou la logistique, circule à toutes les échelles et devient le réel en perfusant les flux d’objets physiques. « Parce qu’elle est d’essence mathématique, c’est à dire imperceptible, la matière calculée est d’abord nouménale« . En maîtrisant le numérique, des acteurs industriels posent le dernier calque sur le monde physique pour le recouvrir d’une fine couche d’expérience.
En résumé, ce sont les acteurs numériques qui vont dominer les expériences puisqu’ils vont hacker la réalité physique.
Acteurs industriels des ressources physiques, vous avez donc en face d’autres acteurs industriels qui construisent des infrastructures numériques invisibles (Uber n’est pas une société de Taxi ou VTC, Tesla n’est pas un constructeur de voiture). Ces actifs les connectent à la multitude. Et ces connexions se font à travers et sur vos infrastructures physiques qu’ils transforment. Quelles sont les expériences de mobilité aujourd’hui ? Comment vont-elles être hackées d’ici quelques mois ?
Quelle(s) réalité(s) proposez vous ? Que pourra-t-on y faire ? Quel équipage y travaille aujourd’hui ?
Pour poursuivre :
Pokemon Go, ou les infortunes de la virtualité par Philippe Gargov,
Mutatis Mutandis par Julien Brietfeld
Aux sources de l’utopie numérique
Quel équipage explore votre avenir ?