L'article de Bernard Jullien du GERPISA "Quelques solides raisons de penser que la révolution digitale n'aura pas lieu dans l'automobile" fait donc le pari que l'automobile sortira indemne de la révolution numérique, que cette filière industrielle restera intacte et qu'elle l'intégrera comme les précédents assauts "sans renoncer à ses caractéristiques fondamentales". Cette question est centrale : Est ce que la révolution (ou plutôt transition) numérique va changer les fondamentaux de l'industrie automobile ? C'est à dire l'arrivée de nouveaux acteurs majeurs, son positionnement dans la chaîne de valeur, son contact et sa connaissance des clients, son modèle d'usage basé sur la propriété et la possession.
Effectivement le produit automobile est solide, et les industries qui le réalisent déploient de nombreux talents techniques et organisationnels. La MétaNote sur l'avenir de l'automobile rappelait tout cela. Et donc, vouloir industrialiser un nouvel objet roulant ou un nouveau groupe moto-propulseur en ignorant ces fondamentaux est risqué. D'autant que les industriels historiques n'y ont aucun intérêt. Pour réussir, il faut faire mieux, nettement mieux. Et effectivement, très peu de nouveaux entrants y arrivent. Citons Tesla par exemple, nous y reviendrons.
1992, Carminat
Pourtant, nous ne sommes qu'au début de la transition. Et l'automobile, hier objet entièrement "clos" dont rien ne "sortait" commence, sous contrainte, à s'ouvrir. Bernard Jullien a raison quand il dit "Les immunités très efficaces que cultivent les systèmes automobiles contre les changements radicaux existent bien. Ceci ne signifie pas que rien ne change loin s’en faut". A court terme, le volume d'informations et de conférences sur la voiture connectée est probablement inversement proportionnel aux innovations qui transformeront réellement les marchés. Il est clair que la numérisation de l'automobile est pour le moment superficielle. Jusque là, tout va bien.
Mais plusieurs faits se combinent. Les GAFAs sont à l'étroit dans leurs domaines de base (information, publicité, média, e-commerce, …). Etant liés à la multitude, ils n'ont d'autres choix que de croître, d'innover et donc se déployer dans d'autres secteurs. Un rapide tour d'horizon montre qu'ils "toisent" tous les secteurs industriels : batiments, transports, santé, banque-assurance notamment.
Le numérique a également permis d'abaisser les barrières à l'entrepreneuriat (lire ce storify de Nicolas Colin). Ainsi, partant "du bas", des milliers de start-ups se lancent sur des milliers de micro-problèmes à résoudre. Beaucoup échouent, certaines réussissent et se développent soit en restant indépendantes et mondiales (par "définition"), soit en se faisant acheter par un GAFA, permettant à ce dernier de poursuivre son exploration du secteur industriel. Une puissante machine à explorer les frontières de l'innovation et à résoudre des problèmes est donc en marche. Les livrables de cette machine numérique sont notamment de nouvelles expériences appuyées sur des produits/services repensés à l'ère du numérique. Des sociétés comme Uber le démontrent (lire l'article Jusqu'où allez vous ?).
Or constatons que l'expérience de mobilité en voiture (mais aussi en transports en communs) n'est pas satisfaisante même si l'objet automobile est solide et résilient. D'autant que le contexte va mettre tout cela en tension, principalement les ressources budgétaires et les mutations des modes de travail. C'est donc l'expérience de mobilité qui sera transformée par le numérique. Est ce que les constructeurs automobiles seront les designers de ces expériences ou seront-ils uniquement le support ? La MétaNote 17 sur la révolution numérique le décrit déjà :
L'automobile, "en tant que matrice ontophanique, c'est à dire moule phénoménologique, produit par la culture et l'histoire, dans lequel se coule notre expérience-du-monde possible" va progressivement disparaître. De nouvelles matrices ontophaniques vont la remplacer, plus fluides, plus ludiques, plus sociales (lire une Brève histoire de l'avenir des Transport). Bien sûr, il existera toujours des objets "automobiles", mais ce ne seront que des supports physiques permettant d'y accrocher de la matière calculée et des interfaces.
Alors oui, pour le moment :
- aucune transformation majeure n'a eu lieu, même si l'étude Obscoso a quantifié à plus de 5% (veh.km) les mobilités déjà réalisées en véhicule serviciel.
- très peu de nouveaux entrants ont réussi, même si de nouveaux industriels comme Tesla et Bolloré mettent en oeuvre de nouveaux écosystèmes dans lequel le VE n'est qu'un élément (lire cet article sur E.Musk et V.Bolloré).
- des start-ups ont donné naissance à des sociétés comme Blablacar en forte croissance mais qui ne touche pas l'automobile dans ses fondamentaux. Mais ce ne sont que des adolescents … (lire l'article Ces services sont encore très jeunes).
- les GAFA n'ont pas modifié les chaînes de valeur existantes même si certains ont déjà réussi à entrer dans l'objet automobile et à industrialiser de nouveaux assistants de mobilité (lire l'article sur Android Wear), et d'autres ont déjà réussi à "faire travailler" les constructeurs sur des cybercars – produit fondamentalement numérique (lire la MétaNote N°20 sur les cybercars).
Il y a donc un écart grandissant entre les expériences vécues au quotidien et les possibles. Le dilemne de l'innovateur trouve là un terrain propice à l'arrivée de nouveaux acteurs, profitant de la courbe du Gartner pour laisser passer la frénésie sur la voiture connectée, la voiture autonome et réutiliser ce "compost technologique" d'une autre manière, avec un autre modèle d'affaires, dans un autre domaine, avec d'autres imaginaires, pour produire d'autres expériences, dans une niche pour ensuite transformer un secteur. Les questions sont essentiellement "quand ?" et "sera-t-il américain ?". Peut on en France ou en Europe le faire avant qu'une start-up américaine ne le fasse ?
Quand un nouvel acteur y parviendra … la transformation sera comme les autres filières : intégrale et rapide. Le point de bascule n'est peut être pas si loin (lire l'article Point break) et le cyberespace est bien devenu un terrain de jeu majeur pour innover (lire l'article Cyberespace, Sérendipité et Art de la guerre).
Et si la transition énergétique tant attendue (notamment avec le VE) n'était réalisable qu'en intégrant la culture numérique ? (voir les travaux de la Fing sur le sujet des Transitions)