Accueil MétaNotes MétaNote N°25 – Le temps (1/2)

MétaNote N°25 – Le temps (1/2)

par Gabriel Plassat

Le temps se mêle aux transports. Il en est même consubstantiel. Les progrès sur les techniques de transport reposent bien souvent sur la volonté de réduire son temps de transports, et son corollaire, augmenter la portée de ses déplacements pour accéder à d’autres ressources. La vitesse, ou plutôt les vitesses (voir cet article), semble être une conquête permanente. La connaissance de l’espace, notamment par la carte, remonte également aux sources des transports. Plusieurs articles de ce blog ont tenté de décrire l’importance de ces nouvelles cartes. Les acteurs industriels lancés dans cette course aux cartes rivalisent d’ingéniosité pour indexer les mondes physiques dans toutes leurs dimensions, maintenir à jour ces énormes quantités de données et, plus que tout, les mettre à disposition d’autres machines et de la multitude. Comprendre qui dominent l’espace et le temps, c’est comprendre le futur des transports. Une suite de deux articles nous permettra d’explorer les histoires du temps.

Mesurer le temps permet de séparer le temps en espace, de mettre des bornes aux actes, de synchroniser des comportements, de remplacer un irréversible insensé en un réversible rassurant, de circonscrire des coupures où la violence peut et doit proliférer afin d’éliminer le passé et relancer le cycle.

Dans son livre « Histoires du temps », Jacques Attali décrypte les fondamentaux qui structurent la construction du temps. En traquant à la fois les techniques liées aux machines qui comptent et qui affichent une image du temps, J.Attali démontre que ceux qui imposent leur histoire du temps aux autres prennent une place dominante dans la société. Ils dictent leur calendrier, leur coupure, leur cérémonie et leur cycle. La société coule alors ses activités dans ces rythmes : travail, repos, repas, fêtes et violences.

Toute représentation du temps est dépendante de l’ordre social qu’elle structure. La mesure du temps change avec l’ordre social et avec le rapport au monde. […] Une société n’existe que si la violence physique est circonscrite « dans le temps » en des cérémonies spécifiques.

Le temps des Dieux

En fixant des cérémonies et des sacrifices de façons répétitives, le sacré se déploie avec ses doses maîtrisées de violences faites pour contenir la violence des peuples. En reprenant cette théorie de René Girard, Jacques Attali la positionne dans un cadre temporel : le sacré et la violence des sacrifices servent avant tout à cadencer le temps. Un premier temps, celui des Dieux, s’organise autour des rythmes naturels, des saisons, des mouvements des astres, et est associés aux mythes. Les premiers calendriers remontent à plus de six millénaires. Ils diffèrent selon les civilisations et les villes. Tous les deux ans, à Rome, le grand Pontife ajoute un mois intercalaire dont il fixe la durée, éloigne ou rapproche à sa guise les dates, allonge la magistrature de ses amis, fait tomber les échéances des dettes à des cadences rapides. Des cadrans solaires ou astronomiques existent également depuis des millénaires. Puis des horloges hydrauliques apparaissent et se développent de la méditerranée jusqu’au Moyen Orient puis en Chine. L’église, à partir du 6ème siècle, ouvre de nombreux monastères dans toute l’Europe. Ces ilots observent des règles de vie très précises avec des activités calées sur les horloges visibles et audibles à l’intérieur mais aussi à l’extérieur. En moins de deux siècles, les monastères font battre leur rythme à travers l’Europe. L’église dicte son temps à la société entière, à la campagne et aux villes. Le dimanche devient peu à peu un jour de repos.

A partir de l’an mil, les villes européennes commencent à gérer leur temps en dehors des monastères. Les premiers beffrois sont construits pour y abriter de nouvelles mesures du temps. Les villes deviennent des lieux d’échanges et de commerces, avec des remparts et des enceintes. Les marchands deviennent les nouveaux puissants : ils se dotent d’un pouvoir de police qui maîtrisent l’espace et le temps. Il s’agit d’organiser des carnavals où la violence soit libre, des foires où les échanges se dénouent. Après le temps des Dieux arrive le temps des Corps.

Le temps des Corps

Tout change : les outils pour le mesurer, de l’astrologie à la mécanique, du prêtre au policier, de la clepsydre à l’horloge, du clocher au beffroi. Mais les principes restent les mêmes : canaliser la violence en des lieux et à des dates adaptés aux nouvelles conditions du développement technique, économique et culturel, réduire les menaces en un simulacre, un spectacle dissuasif, à des dates fixées d’avance, pour l’élimination périodiques des corps dangereux.

Un ordre social n’est durable que s’il est possible de donner un sens à la répétitivité économiquement nécessaire d’actes productifs.

Quand s’organise l’économie monde européenne et que se structurent les villes, le pouvoir de dater les évènements majeurs de la vie des groupes sociaux n’appartient plus aux prêtres. Pendant quatre siècles le pouvoir de police y fixe les dates qui rythment les cycles. Aux quatre coins de l’Europe, des différences importantes de calendrier subsistent ce qui ne facilitent pas le bon fonctionnement des foires, du commerce et la tenue des comptes ou des contrats d’intérêts. Dans les villes, le travail de nombreux métiers commence à être mesuré grâce aux instruments de mesure du temps. Les ouvriers comprennent que ceux qui maîtrisent le temps, dominent leur force de travail.

Le commerce et les échangent se développent, pointant de nouvelles tensions et ouvrant un nouveau cycle. Comme à chaque fois, les techniques de mesure du temps évoluent de concert. L’horlogerie va alors encore progresser grâce à une invention : le ressort permettant de stocker de l’énergie de façon contrôlable. En 1714, sous la pression de la marine marchande anglaise et d’Isaac Newton, 20 000 livres sont offerts à celui (anglais ou non) qui réussira à mesurer la longitude à 30 miles près. Les meilleurs horlogers se livrent une course pour améliorer la qualité des ressorts en utilisant tous les savoirs dans les domaines des matériaux et de la métallurgie pour qu’à bord des bateaux, l’horloge ne dérive plus en fonction de la température et de l’humidité. C’est John Harrisson, un horloger écossais (autodictate) qui réussira le premier en y travaillant toute sa vie. P.Le Roy, horloger français, l’améliore et ce sont 900 modèles qui sont fabriqués et distribués. Ainsi équipée, la marine marchande anglaise développe son emprise à travers le monde, triple son commerce extérieur dans les 20 ans qui suivent. L’espace et le temps deviennent langage mathématique.

Dans vos domaines, avez vous identifié les « ressorts » aujourd’hui qui limitent les possibles et sur lesquels il faut focaliser des efforts et des ressources ?

Le temps des Machines

L’industrie se libère du contrôle de l’église et de la police. Le temps se compte en minute et seconde. Les précédents ordres ne disparaissent pas : les jours, les semaines conservent les noms que le temps des Dieux leur ont donnés ; les heures celles du temps des Corps. Le temps des Machines dicte maintenant le quotidien des travailleurs, pour les mettre au travail et contrôler leur temps « libre ». Comme toujours, le pouvoir permet de s’approprier le temps passé, mais il est maintenant entre les mains des propriétaires du travail accumulé des hommes, sous le nom de capital. Les progrès des machines-outils alimentent les progrès de l’horlogerie qui alimente à son tour de nombreuses industries. La division du travail, son contrôle et sa mesure naissent d’abord dans l’industrie horlogère, une des premières grandes entreprises à produire « en série ». En même temps, la mesure du temps a peu à peu permis la production en série d’objets par du travail salarié à durée contrôlable.

Après les fêtes, foires et carnaval, les moments de repos des travailleurs deviennent ces lieux où la violence est autorisée. Il faut donc les réglementer, les surveiller et les cadencer. Progressivement la propriété du temps des travailleurs est attribuée aux propriétaires du capital : le code du travail fixe le calendrier social. Face à ce nouveau maître, le travailleur ne cherche plus à augmenter le nombre de jour de travail mais à réduire le nombre d’heure où il est contraint de travailler. Le développement des machines et des procédés industriels est désormais pleinement lié aux temps de travail et de repos. La pointeuse fait son apparition ainsi que le taylorisme puis le fordisme. Chaque mouvement du travailleur est désormais quantifié et inscrit dans un processus global qui le dépasse et le domine. Désormais ce sont de nombreuses industries qui organisent ainsi le travail : de l’abattage et la découpe des animaux à l’automobile et bien sûr les montres. Le salarié fait alors partie de la machine, le temps garantissant un fonctionnement optimal de l’ensemble.

Au niveau mondial, une nouvelle étape de synchronisation des machines, des moyens de transport et des échanges financiers, oblige à choisir un temps universel. La gare devient alors le lieu de la modernité. Puis après le temps de travail, le capitalisme se déploie dans le temps domestique avec de nouveaux objets, de nouveaux services. Dès les années 60, une partie croissante du temps libre est passée à se « remplir » d’objets industriels alors que le chômage émerge. Il devient possible de réaliser des gains massifs de temps en automatisant des manipulations de l’information. Avant 1930, des ingénieurs des télécommunications mettent au point un oscillateur à quartz. Il faudra encore 40 ans pour que soit visible le 4ème temps, celui des Codes. Désormais tout est programmé, sous contrôle d’une entité, pour s’étendre à tous les domaines : santé, éducation, … J.Attali a vu terriblement juste.

Le Temps des Codes s’est déployé dans toutes les dimensions. Nous verrons dans un second article comment via l’ordinateur personnel, de nouvelles industries sont devenus les nouveaux maîtres de notre temps, de nos temps.

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