Nous courrons après le temps. Tout le temps. Après avoir choisi, ou subi, un lieu d’habitation et de travail, nous choisissons ou, pour les plus fragiles, nous subissons des moyens de transport pour faire ces mouvements pendulaires. Le plus souvent complété au maximum de missions ajoutées : enfants à l’école, courses alimentaires et autres colis. Les distances étant « figées », pour réduire le temps, nous adaptons, quand c’est possible, les horaires à la marge puis nous jouons sur la vitesse. La voiture apparaît bien souvent comme le mode le plus « rapide ». Idéal donc pour « gagner » ce fameux temps. En fait, tout se joue dans cette sensation, car elle est à la fois partiellement irrationnelle et totalement ancrée dans notre imaginaire.
Malgré les apparences plusieurs vitesses se combinent. La plus simple, la vitesse moyenne se calcule par la distance divisée par le temps « porte à porte ». Au quotidien, en France, dans la plupart des zones urbaines, la vitesse moyenne ne dépasse pas, en ville, les 15 à 20 km/h (sans tenir compte de la recherche de stationnement). Dans les territoires moins denses, elle monte à 35 km/h. Les sociologues nous expliquent que ce temps « tampon » entre professionnel et personnel est nécessaire, utile. Il ne serait donc pas totalement perdu.
En général, ces vitesses moyennes sont dépendantes des infrastructures, des limitations et des autres voitures. Là aussi, ce paramètre est majoritairement subi, même si l’imaginaire reste la liberté. Seules les « micro-variations » autour de ces limites restent libres. La vitesse instantanée et surtout les accélérations viennent alors imprégner notre cerveau d’un certain plaisir. Il suffirait de quelques moments d’accélération pour faire oublier de longues périodes arrêtées. Les changements de vitesse hackent donc notre perception du déplacement même si quelques minutes d’après la voiture est arrêtée dans un bouchon. Nous n’intégrons pas la vitesse moyenne dans notre mémoire des déplacements, elle est totalement absente, masquée par des sensations d’accélérations. Une autre vitesse permet de relativiser encore plus ce paramètre : la vitesse généralisée.
Jean-Pierre Dupuy a proposé dans les années 1980 le concept de vitesse généralisée. Dans la droite ligne d’Illich, la vitesse généralisée intègre dans le calcul le temps passé à se déplacer celui nécessaire pour acheter le moyen de transport. En effet, le temps passé à travailler pour acheter sa voiture peut être considéré comme du temps de transport. Avec un coût global moyen de 5000 € par an pour une voiture, cela n’est pas négligeable. Ce temps « masqué » dépend bien sûr du salaire et du coût du mode de transport considéré. L’achat d’un véhicule nous fait perdre du temps, que nous pourrions utiliser pour nous déplacer ou faire autre chose, mais c’est ensuite un moyen de gagner du temps futur. Par ailleurs, la clé dans la poche nous permet de réduire la complexité en étant capable d’aller « partout tout le temps », c’est une sécurité mentale ou réelle. Une fois que la décision est prise d’investir dans une voiture, alors il faut la rentabiliser, c’est-à-dire l’utiliser. Nous raisonnons alors en coût marginal. La vitesse généralisée de la voiture est alors très proche de celles des transports publics ou du vélo.
JP Dupuy avait également dès le départ décrit les limites de son raisonnement. La valeur des temps, celui pour acheter son moyen de transport et celui pour se déplacer physiquement pour aller au travail mais également pour les loisirs, ne sont pas vraiment équivalents. Nous utilisons donc du temps de travail de « basse qualité » pour se payer une voiture, et ainsi réutiliser du temps gagné par la voiture à d’autres moments de plus « haute valeur ajoutée ». Ce raisonnement mérite d’être revu et complété en intégrant de nouveaux modes de transport comme le vélo à assistance électrique (haute vitesse physique, bas coût d’usage), les services de mobilités, les téléactivités et plus généralement l’évolution du travail. En effet, le VAE combine un prix d’achat 10 fois plus faible qu’une voiture neuve, une vitesse moyenne physique comparable voire supérieure et donc une vitesse généralisée nettement supérieure.
D’un coté, de nouvelles industries développent aujourd’hui des services de mobilité : VTC, covoiturage, autopartage, véhicule et vélo en libre service de plus en plus faciles d’accès. De l’autre, les téléactivités s’intègrent dans les organisations et les emplois du temps : télétravail, tiers lieux ou encore la capacité à être productif en mobilité. En facilitant l’effacement, les mobilités pendulaires sont progressivement modifiées. A chaque trajet évité en voiture, l’investissement dans une voiture est questionné, la vitesse généralisée réduite. Et ce n’est qu’un début. De plus en plus d’acteurs économiques auront pour objectif de vous amener à vous de-posséder de votre voiture (2ème ou 1ère). Et des collectivités s’organisent pour réduire la possession, contraindre et inciter. La vitesse généralisée va redevenir au cœur de nos décisions.
Tous les jours, chaque personne en France s’organise autour de 3 ou 4 trajets en moyenne pour réaliser ses activités. En général ce sont devenus des réflexes non réfléchis. La vitesse généralisée de la voiture possédée baisse dès qu’un autre mode est utilisé. Personne n’en a conscience. Sauf celles et ceux qui ont déjà choisi la dé-possession pour aller vers les services, vélo et bien sûr transports publics. Se déposséder de façon volontaire devient à la fois un luxe, permet de faire des économies tout en conservant voir augmentant la vitesse généralisée. Trois grandes catégories émergent :
- les auto-dépendants, piégés dans la possession automobile compte tenu de leurs contraintes spacio temporelles. Ils pourront augmenter leur vitesse généralisée en vendant des sièges libres en covoiturage et/ou des temps d’utilisation de leur véhicule inutilisé en autopartage, et éventuellement se séparant de leur 3ème ou 2ème Leurs déplacements créent une offre de transport « collectif privée » très utiles pour les multi-mobiles,
- les multi-mobiles qui ont progressivement réussis à réduire partiellement ou totalement la possession libérant des capacités financières. Ils combinent tous les modes, ont supprimé leur 3ème, 2ème ou 1ère voiture, covoiturent en tant que passager et louent des voitures des auto-dépendants, possèdent des vélos éventuellement électriques,
- les auto-premium aux hauts revenus qui choisissent la voiture en général de fonction par facilité avec une valeur du temps élevée. Leur vitesse généralisée n’est pas impactée par les coûts.
Peut on rendre visible et manipulable cette vitesse généralisée pour permettre à chacun d’en prendre conscience pour mieux agir ?
L’accès à toutes les ressources urbaines comme les services et l’habitat peut être réalisé par la densification. Mais la pression foncière limite ces effets de la densification dans le système économique dominant. La vitesse devient alors le moyen d’accès et le système se renverse. Puisque la vitesse est « disponible », cela légitime la diffusion spatiale des ressources car elle permet de réaliser d’autres aspirations sociales : l’atténuation de la « promiscuité », la diversification des milieux de vie, la propriété, aspirations elles-mêmes reliées au niveau de vie et à un système de valeurs.
Ces équilibres peuvent changer. En combinant des évolutions sur les services rendant possible la vitesse hors possession automobile, sur l’aménagement des territoires pour mieux distribuer les ressources par des densifications « localisées », en ajoutant les atouts du e-commerce associé à des livraisons proches, chacun augmente sa capacité à réaliser ses activités dans des espaces plus réduits n’imposant pas l’utilisation au quotidien d’un objet d’une tonne et demi avec une seule personne à bord. En exploitant le concept de vitesse généralisée, il sera possible d’aider à la décision pour chaque déplacement, pour le choix des modes mais aussi en matière d’organisation de chaque activité (lieu, horaire, physique/numérique, effacement). Si on intègre les mobilités robotisées à ces réflexions, nous ouvrons un vaste champ de possible puisque ce temps de transport pourra avoir plusieurs utilités augmentant encore la vitesse généralisée.
Pour le plaisir des accélérations, il restera les circuits avec des offres combinées à des abonnements vélos 🙂
1 commentaire
Le concept de « vitesse généralisé », très intéressant est doute emprunté (par Dupuy ?) à Thoreau (dans Walden) qui mettait en équivalence deux choix : travailler une journée pour payer un billet de train pour se rendre rapidement à la ville voisine, ou passer cette même journée qui aurait pu être travaillée à marcher vers la ville voisine, et profiter ainsi du voyage – Thoreau choisissant évidemment la deuxieme option.
Reste que dans un monde du travail « forfaitisé » la dépense automobile se pense sans doute plus en coût d’opportunité (ce que je peux m’offrir / épargner en réduisant mes coûts automobiles) qu’en équivalent temps de travail, ce dernier étant peu flexible…