Il faut bien une première fois.
Et bien ce sera le premier article dans lequel l'auteur de ce blog utilisera le "je". Simplement, pour partager des sensations plus des visions. Il existe plein des scénarios du futur, chacun peut choisir le sien, celui qui lui fait le moins mal, celui dans lequel il se voit le plus facilement. Je ne donnerai donc pas de scénario du futur. Dans cet article, je dirai donc ce que je crois savoir.
La prospective m'intéresse par sa capacité à nous obliger à disséquer le présent pour mieux l'oublier. Je ne sais pas comment nous nous déplacerons dans le futur, mais je sais que les mots et les concepts que nous avons lentement forgés sont en train de devenir inutiles, pire ils freinent. Heureusement pas tout le monde, certains artisans modèlent de nouvelles façons de faire, de penser, de réfléchir ensemble. Les frontières comme le transport public collectif et le transport individuel privé, et même l'achat, la location de véhicule ou l'achat de mobilité ne découpent déjà plus des domaines d'actions. Penser le futur, c'est d'abord proposer de nouveaux concepts pour discuter ensemble des glissements qui s'opèrent aujourd'hui, pour s'affranchir des silos construits par le temps et les filières industrielles (voir Georges Amar).
"je ne dis pas que ces transformations radicales vont se réaliser, je dis que pour la première fois, nous pouvons vouloir qu'elles se réalisent" A.Gorz
Dès 2008, j'ai décrit que le numérique allait modifier notre capacité à créer et recueillir de l'information contextualisée partout, tout le temps, d'être relié à d'autres pairs, d'utiliser et en même temps de produire une bourse temps réel de siège libre, et donc que le numérique allait modifier notre rapport à l'objet "voiture", mais également à tous les modes de transport. De ce glissement, pouvaient naître de nouvelles industries. Elles émergent aujourd'hui, portées par un nouveau type d'acteur capable de naviguer dans le monde moderne. Le numérique, comme moyen de déconstruire les silos, de renverser les asymétries d'information, de s'allier à la multitude, de passer à l'acide des filières. Oublier le mot "virtuel", il ne s'applique plus. Le numérique, nouvelle ontophanie, met en oeuvre, en même temps, de nouveaux concepts philosophiques du réel et de nouveaux usages des modes de transports. Je sais que maintenant je vois le monde par le numérique (voir Stéphane Vial). Toutes mes actions, mes décisions, mes choix portent en eux des flux et des traces numériques. Je sais que je deviens surfeur des flux (voir Joel de Rosnay, Thierry Crozet). Le secteur du transport n'a encore rien vu de cette mutation que déjà se perméabilisent les frontières du travail, des loisirs, du tourisme. Disparaissent également les cloisons mobilité et immobilité, vies personnelle et professionnelle, déplacement et rencontre. Notre quotidien se fractalise, tout est dans tout (voir Bruno Marion). Je sais que l'on vit dans le chaos et que l'on peut y être heureux. En symétrique, de nouvelles précarités émergent.
De nouvelles économies, vers le pire ou le meilleur
En se reliant sans friction, le pair à pair numérisé se développe dans tous les domaines pour maximiser l'usage de nos ressources, pour utiliser "l'excès de capacité" de nos voitures immobiles, de nos sièges vides, de nos places de parking vides. Cette économie du partage, appuyée sur des plateformes, porte en elle les germes d'une multitude de futurs selon les chemins que prendront les entrepreneurs de ces empires en naissance. Soit de nouvelles formes de panoptisme, de bonus/malus se développeront, amplifiées par l'intrusion numérique généralisée dans tous les objets, dans tous nos comportements, et nous aurons échoué. Soit naîtront de nouvelles plateformes réflexives offrant l'holoptisme à tous les pairs (Voir Pierre Lévy, Jean-françois Noubel). En industrialisant l'économie du partage, nos relations aux objets se bouleversent. Est ce que pour autant cela modifiera le désir mimétique de posséder ou de faire ce que fait l'autre ? Est ce que ces nouvelles économies ouvrent là quelques espoirs ? La thèse de René Girard sur le désir mimétique comme socle de nos sociétés nous éclaire sur les possibles à venir. Soit nous prenons conscience que nous "consommons" avant tout pour mimer l'autre, pour lui ressembler tout en pensant être différent, sans être attirer par l'objet du désir et nous "changeons de niveau"; soit nous continuons à rester prisonnier de notre désir mimétique et les "nouvelles" économies n'apporteront quasiment rien. Je sais que l'holoptisme ouvre des possibilités inédites de vivre ensemble différement.
Serons nous conscient de notre désir mimétique ?
Nos modes de vie et de consommations dépendent profondément de nos désirs mimétiques. Tous les précédents mouvements contre-culturels ont été réintégrés par les acteurs marchands (voir MM.Heath et Potter), qu'en sera-t-il pour l'économie collaborative ? Nous cherchons à convoiter non pas les objets mais le désir de l'autre pour cet objet, et cela de façon inconsciente. Cela fonctionne précisément parce que cela est inconscient. L'économie collaborative et plus généralement les plateformes numériques se caractérisent par la capacité à fournir aux utilisateurs des images de leurs échanges et de leurs activités (voir La MétaNote N°21, l'hypercitoyen). En apportant cette réflexivité, nous pourrons prendre conscience de nos désirs mimétiques et ainsi commencer à les modifier.
"C’est en quelque sorte la connaissance de la nécessité du mimétisme, qui nous rend libres. La théorie du désir mimétique se veut donc aussi une pensée de la libération, une pensée de la réappropriation des désirs par la connaissance du triangle (moi, objet, médiateur – celui à qui je veux ressembler). Toutefois, cette libération n’entraîne pas un désir autonome, nous ne saurions jamais choisir directement nos désirs, en revanche, la possibilité se fait jour de se choisir un médiateur. Faute de choisir l’objet, il reste l’autre pôle sur lequel exercer sa liberté, nous pouvons donc nous choisir un médiateur." Stéphane Vinolo : René Girard, le désir mimétique.
S'ouvre alors une voie, notre désir mimétique peut être modifié et être porté sur des médiateurs que nous aurons choisi et non plus sur les objets. Ce changement, rendu possible par l'open source, l'économie collaborative et la réflexivité des plateformes, modifiera en profondeur nos relations aux objets, nos consommations. Vouloir la même expérience que les médiateurs que nous aurons choisis en conscience, tels seront les prochains désirs mimétiques. Je sais que les prochains industriels dominants seront ceux qui proposeront des expériences intégrales, cohérentes avec des valeurs mondiales, celles du beau, du bon, du vrai (voir Jean-françois Noubel).
Comment Christophe Colomb avait choisi son équipage ?
Dans un monde fractal, par nature imprévisible, mettre en oeuvre des plateformes réflexives et industrialiser de nouvelles expériences requièrent de nouvelles façons de travailler ensemble. Les processus planifiés ne s'appliquent plus. Je sais que de nouvelles formes d'intelligence collectives émergent et que de nouveaux métiers sont en train d'apparaître : des connecteurs, des disrupteurs, des facilitateurs, des archivistes, des critiques, des synchroniseurs, des animateurs … Ils apportent de nouveaux regards sur les flux, de nouvelles façons de travailler, de nommer et structurer les richesses produites, de partager la valeur et surtout de construire des concepts. Pour explorer les frontières de l'innovation, c'est à dire aller là où personne n'a réussi à aller, l'entrepreneur moderne outillé du numérique s'allie avec la multitude pour trouver son modèle d'affaire et construit son équipage en regroupant des talents avec une forte biodiversité. Je sais que les dispositifs de soutien à la recherche d'un monde planifié, prévisible et structuré autour de filères ne s'appliquent plus ici.
Pour permettre aux entrepreneurs d’itérer, aux collectivités de jouer un rôle moteur dans leur capacité à lever les barrières, à offrir des terrains de jeux, à simplifier, rendre possible et orienter, pour faire naître de nouvelles expériences désirables et adaptées aux quotidiens en mutation pour les citoyens, de nouvelles fabriques verront le jour. Je sais que le territoire devient un composant majeur des processus d'innovation et que quelques villes "monde" aspireront les talents.
Les nouveaux entrepreneurs
De ce chaos, s'appuyant sur le numérique et la multitude donnant un "entrant abondant à bas coût", émergent de nouveaux entrepreneurs. Seul, agile, nomade, obnubilé par la satisfaction des besoins de ses clients, il s'adapte, itére et cherche un modèle d'affaire scalable. Ces têtes chercheuses explorent ainsi une multitude de secteurs, de problèmes à résoudre. Je sais que le temps est compté pour prendre des positions dans plusieurs domaines dont les transports, les flux urbains et l'énergie. Et en même temps, cette filière offrira une résistance importante compte tenu de la complexité des jeux d'acteurs (voir Edgar Morin), des rôles imbriqués du public et du privé, des inerties industrielles et du désir mimétique. Le numérique ne règlera pas tout (Voir Evgeny Morozov), loin de là, mais il permet de réinterroger nos processus collectifs pour résoudre certains problèmes et améliorer la vie quotidienne. Je sais qu'il ne faut pas surestimer cette ressource, ni la négliger. Pour profiter de cette résistance au changement, accueillir l'innovation passe donc par de nouveaux écosystèmes étendus avec une grande biodiversité, des zones franches, des droits à l'erreur, des tiers de confiance, des régies de données, de nouveaux concepts partagés, des laboratoires vivants et des modules de capitalisation des précédents succès/échec.
Je sais qu'il s'agit avant tout d'une nouvelle culture.