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Qu'aurait pensé Illich du monopole radical des GAFA ?

par Gabriel Plassat

Ivan Illich a décrit parfaitement la dépendance à l'automobile. Il a forgé le concept de monopole radical pour décrire cette situation : Il désigne non pas la situation monopolistique d'une marque particulière mais le monopole induit d'une ou plusieurs marques visant à modifier, contrôler et à terme contraindre des populations à modifier radicalement (d'où l'épithète « radical ») leurs habitudes quotidiennes notamment en restreignant leurs choix et leurs libertés […] Le monopole radical touche à tous les domaines de la vie quotidienne mais essentiellement ceux qui impliquent nécessairement un acte participatif d'achat et de consommation. Il impose ainsi de nouvelles habitudes alimentaires, vestimentaires, des contraintes dans la manière de se déplacer (marche à pied et vélo vaincus par les véhicules motorisés), d'accéder à la culture, de se soigner ou encore d'apprendre.

Le texte d'Ivan Illich à la fin de cet article porte particulièrement sur la mobilité et la dépendance automobile; Il est extrait d'Energie et équité. Illich aborde ces monopoles en s'appuyant sur les techniques et les filières industrielles historiques. Que deviennent actuellement ces monopoles avec l'irruption du numérique ? Quels sont ces nouveaux monopoles avec le regard d'Ivan Illich ?

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Le dernier chapitre propose un futur possible, celui "d'un système de transport motorisé, libre et gratuit. La circulation serait exclusivement réservée à un système de transport public, financé par un impôt progressif sur le revenu où il serait tenu compte de la distance du domicile à la plus proche station du réseau et au lieu de travail, conçu pour que le premier venu soit le premier servi, et sans aucun droit de priorité au médecin, au touriste ou au PDG. Dans ce paradis des fous, tous les voyageurs seraient égaux, et tous également prisonniers seraient du transport. Privé de l'usage de ses pieds, le citoyen de cette utopie motorisée serait l'esclave du réseau de transport et l'agent de sa prolifération."

Illich voit dans le système de transport motorisé quel qu'il soit une forme de monopole, réduisant de fait les mobilités actives, celles que l'on peut faire soi-même. Mais le numérique, devenant la technique dominante, est en train de rajouter de nouveaux monopoles. Stéphane Vial décrit également cela dans l'être et l'écran (lire l'article associé) : La technique dominante, le numérique, après le charbon et l'acier, structure notre perception du monde. Mais le numérique ne remplace pas les techniques précédentes, il se rajoute par dessus et les domine.

  • Monopole des systèmes d'informations : en aspirant à lui toutes les données, le numérique et les interfaces qui lui sont associées, rendent dépassés et inopérants les systèmes d'informations simples et conviviaux. Ce monopole aura des conséquences dans l'accès aux systèmes de transport eux-mêmes puisque seules les interfaces numériques permettront d'accèder aux ressources physiques (véhicule). Lire sur ce sujet l'article dédié à L'assistant personnel de Mobilité.
  • Monopole des  connaissances sur les pratiques de mobilité : Le numérique nomade permet de transformer chaque citoyen, chaque utilisateur en capteur de sa propre activité et de centraliser à faible coût ces données contextualisées. La production de nouvelles connaissances riches, seules capables de conduire à concevoir de nouveaux systèmes de transports performants et adaptés aux besoins, ne devient possible qu'en utilisant le numérique.
  • Monopole des services de mobilités fonctionnant de pair à pair (ou pair à GAFA à pair) : en rendant possible et simple le fonctionnement de pair à pair en grand nombre, le numérique oblige les citoyens à l'utiliser pour identifier une offre et/ou une demande. Des industries puissantes (GAFA pour Google, Amazon, Facebook, Apple) se sont interfacées pour capter la puissance de la multitude et opérer ces plateformes offre/demande. Lire sur ce sujet l'article concernant les services déployés à Rio.
  • Monopole futur global des flottes de cybercar : la description futuriste d'Illich peut se matérialiser dans les flottes de cybercar. A la fois solutions publiques et privées, individuelles et collectives, les cybercars opérés en flotte, en cohorte de robot, pourront délivrer des services de mobilités "optimisés", rendant inutiles et peu performantes toutes mobilités non robotisées, simples et autogérées. Lire sur ce sujet la MétaNote N°20, la Chimère.

Faisant système, le numérique rassemble ces différentes formes de monopole dans un nouveau monopole radical inédit répondant parfaitement à la définition d'Illich : "modifier, contrôler et à terme contraindre des populations à modifier radicalement leurs habitudes quotidiennes notamment en restreignant leurs choix et leurs libertés". Par contre, autrefois séparées et cloisonnées, les industries impliquées disposent maintenant d'une technologie permettant un monopole à la fois radical et global opérant sur le citoyen des contraintes et des habitudes dans tous les domaines, aux interstices et aux croisements entre les domaines. 

Illich

Extrait d'Energie et équité :

Quand on évoque le plafond de vitesse à ne pas dépasser, il faut revenir à la distinction déjà faite entre le transit autogène et le transport motorisé et définir leur quote-part respective dans la totalité des déplacements des personnes qui constituent la circulation.

Le transport est un mode de circulation fondé sur l'utilisation intensive du capital, et le transit, sur un recours intensif au travail du corps. Le transport est un produit de l'industrie dont les usagers sont les clients. C'est une marchandise affectée
de rareté. Toute amélioration du transport se réalise sous condition de rareté accrue, tandis que la vitesse, et donc le coût, augmentent. Les conflits suscités par l'insuffisance du transport prennent la forme d'un jeu où l'un gagne ce que l'autre perd. Au mieux, un tel conflit admet une solution à la manière du dilemme des deux prisonniers décrit par A. Rapoport: si tous deux coopèrent avec leur gardien, leur peine de prison sera écourtée.

Le transit n'est pas un produit industriel, c'est l'opération autonome de ceux qui se déplacent. Il a par définition une utilité, mais pas de valeur d'échange, car la mobilité personnelle est sans valeur marchande. La capacité de participer au transit est innée chez l'homme et plus ou moins également partagée entre des individus valides ayant le même âge. L'exercice de cette capacité peut être limité quand on refuse à une catégorie déterminée de gens le droit d'emprunter un chemin déterminé, ou encore quand une population manque de chaussures ou de chemins. Les conflits sur les conditions de transit prennent la forme d'un jeu où tous les partenaires peuvent en même temps obtenir un gain en mobilité et en espace de mouvement.

La circulation totale résulte donc de deux modes de production, l'un appuyé sur l'utilisation intensive du capital, l'autre sur le recours intensif au travail du corps. Les deux peuvent se compléter harmonieusement aussi longtemps que les outputs autonomes sont protégés de l'invasion du produit industriel.

Les maux de la circulation sont dus, à présent, au monopole du transport. L'attrait de la vitesse a séduit des milliers d'usagers qui croient au progrès et acceptent les promesses d'une industrie fondée sur l'utilisation intensive du capital. L'usager est persuadé que les véhicules surpuissants lui permettent de dépasser l'autonomie limitée dont il a joui tant qu'il s'est déplacé par ses seuls moyens; aussi consent-il à la domination du transport organisé aux dépens du transit autonome. La destruction de l'environnement est encore la moindre des conséquences néfastes de ce choix. D'autres, plus graves, touchent la multiplication des frustrations physiques, la désutilité croissante de la production continuée, la soumission à une inégale répartition du pouvoir — autant de manifestations d'une distorsion de la relation entre le temps de vie et l'espace de vie. Dans un monde aliéné par le transport, l'usager devient un consommateur hagard, harassé de distances qui ne cessent de s'allonger.

Toute société qui impose sa règle aux modes de déplacement opprime en fait le transit au profit du transport. Partout où non seulement l'exercice de privilèges, mais la satisfaction des plus élémentaires besoins sont liés à l'usage de véhicules surpuissants, une accélération involontaire des rythmes personnels se produit. Dès que la vie quotidienne dépend du transport motorisé, l'industrie contrôle la circulation. Cette mainmise de l'industrie du transport sur la mobilité naturelle fonde un monopole bien plus dominateur que le monopole commercial de Ford sur le marché de l'automobile ou que celui, politique, de l'industrie automobile à l'encontre des moyens de transport collectifs. Un véhicule surpuissant fait plus: il engendre lui-même la distance qui aliène. A cause de son caractère caché, de son retranchement, de son pouvoir de structurer la société, je juge ce monopole radical. Quand une industrie s'arroge le droit de satisfaire, seule, un besoin élémentaire, jusque-là l'objet d'une réponse individuelle, elle produit un tel monopole. La consommation obligatoire d'un bien qui consomme beaucoup d'énergie (le transport motorisé) restreint les conditions de jouissance d'une valeur d'usage surabondante (la capacité innée de transit). La circulation nous offre l'exemple d'une loi économique générale: tout produit industriel dont la consommation par personne dépasse un niveau donné exerce un monopole radical sur la satisfaction d'un besoin. Passé un certain seuil, l'école obligatoire ferme l'accès au savoir, le système de soins médicaux détruit les sources non thérapeutiques de la santé, le transport paralyse la circulation.

D'abord le monopole radical est institué par l'adaptation de la société aux fins de ceux qui consomment les plus forts quanta; puis il est renforcé par l'obligation, faite à tous, de consommer le quantum minimum sous lequel se présente le produit. La consommation forcée prend des formes différentes, selon qu'il s'agit d'objets matériels où se concrétise de l'énergie (vêtements, logement, etc.), d'actes où se communique de l'information (éducation, médecine, etc.). D'un domaine à l'autre, le conditionnement industriel des quanta atteindra son niveau critique pour des valeurs différentes, mais pour chaque grande classe de produits on peut fixer l'ordre de grandeur ou se place le seuil critique. Plus la limite de vitesse d'une société est haute, plus le monopole du transport y devient accablant. Qu'il soit possible de déterminer l'ordre de grandeur des vitesses auxquelles le transport commence à imposer son monopole radical à la circulation, cela ne suffit pas à prouver qu'il soit aussi possible de simplement déterminer en théorie quelle limite supérieure de vitesse une société devrait retenir.

Nulle théorie, mais la seule politique peut déterminer jusqu'à quel degré un monopole est tolérable dans une société donnée. Qu'il soit possible de déterminer un degré d'instruction obligatoire à partir duquel recule l'apprentissage par l'observation et par l'action, cela ne permet pas au théoricien de fixer le niveau d'industrialisation de la pédagogie qu'une culture peut supporter. Seul le recours à des procédures juridiques et, surtout, politiques peut conduire à des mesures spécifiques, malgré leur caractère provisoire, grâce auxquelles on pourra réellement imposer une limite à la vitesse ou à la scolarisation obligatoire dans une société. L'analyse sociale peut fournir un schéma théorique afin de borner la domination du monopole radical, mais seules des procédures politiques peuvent déterminer le niveau de limitation à retenir volontairement. Une industrie n'exerce pas sur toute une société un monopole radical grâce à la rareté des biens produits ou grâce à son habileté à évincer les entreprises concurrentes, mais par son aptitude à créer le besoin qu'elle est seule à pouvoir satisfaire.

[…]

Dans le cas de la circulation, l'éventuelle puissance d'un monopole radical est très concevable. Imaginons de pousser à son terme l'hypothèse d'une parfaite distribution des produits de l'industrie du transport. Ce serait l'utopie d'un système de transport motorisé, libre et gratuit. La circulation serait exclusivement réservée à un système de transport public, financé par un impôt progressif sur le revenu où il serait tenu compte de la distance du domicile à la plus proche station du réseau et au lieu de travail, conçu pour que le premier venu soit le premier servi, et sans aucun droit de priorité au médecin, au touriste ou au PDG. Dans ce paradis des fous, tous les voyageurs seraient égaux, et tous également prisonni
ers seraient du transport. Privé de l'usage de ses pieds, le citoyen de cette utopie motorisée serait l'esclave du réseau de transport et l'agent de sa prolifération.

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