Recherchons les principales tendances de fond qui ont, jusqu’à présent, structuré les choix. Le passage de la calèche à l’automobile est bien « discret » au sens mathématique, il ne s’agit pas d’une évolution continue. Personne ne pouvait imaginer au départ le formidable potentiel de cette rencontre [Moteur à Combustion Interne + Pétrole] ; nous sommes probablement en train de vivre le même type de transition vers un système plus large et plus complexe. Dès le départ, le chemin choisi [Moteur à Combustion Interne + pétrole] est celui qui comportait le plus de risques, le plus de difficultés mais le plus haut potentiel en matière d’intérêt individuel.
Et si le choix d’investir autant dans ce système [MCI+pétrole] était lié à sa capacité prodigieuse à produire de l’individualisme ? Si cette tendance de fond va se poursuivre, le choix devrait donc se porter sur les solutions technologiques qui maximisent notre « individualisme », c’est-à-dire des capacités à maximiser notre temps libre, à enchaîner de nombreuses actions dans des environnements multiples et complexes. Depuis l’industrialisation de l’internet mobile, il est probable que la maximisation de notre individualisme ne passe plus principalement par le véhicule, l’objet roulant, mais par l’accès à des connaissances et des savoirs qui nous permettront de mieux réaliser nos activités, de maximiser notre temps libre et éventuellement d’accéder au « meilleur » siège libre roulant, le plus adapté au contexte. Après la calèche et l’automobile, quel système sera alors le plus résilient dans le monde de la rareté ?
Les voitures : vêtement de mode et servicielles
Les deux familles proposées en 2009 (voir la MétaNote N°0) se confirment aujourd’hui, et s’inscrivent bien dans les tendances de fond sur le long terme : la voiture « vêtement de mode » pour le haut de gamme, la voiture servicielle pour le reste. Rappelons que le terme de voiture servicielle rassemble toutes les formes de services de mobilité comme l’autopartage, le covoiturage, la location, le transport à la demande, et les prochaines qui restent à inventer. La voiture servicielle peut se définir comme étant le complémentaire de la possession exclusive puisqu’il s’agit soit d’utiliser une voiture sans en être propriétaire, soit de partager son véhicule ou un siège libre de son véhicule. La voiture servicielle est également complémentaire des modes collectifs et modes actifs, car la dépossession exclusive modifie automatique les pratiques vers tous les modes alternatifs.
Les bases du cahier des charges d’une voiture servicielle
En basculant vers la voiture servicielle, les usagers expérimentent un mode radicalement différent aux frontières du privé et du public, de l’individuel et du collectif. Ils vont alors privilégier de plus en plus les fonctionnalités rationnelles de l’objet roulant par rapport à l’irrationnel, dont le consentement à payer pour ce dernier va diminuer. En conséquence, les caractéristiques principales de ce type de véhicule pourront être différentes d’une automobile « traditionnelle ». Les pseudo performances (performances vendues mais jamais utilisées comme la puissance installée, la vitesse maximale) pourront être éliminées pour se concentrer sur l’essentiel : la minimisation des coûts d’usages, l’efficacité énergétique, la maximisation de la « maintenabilité », la connectivité et la « partageabilité ». Mais ce cahier des charges est aujourd’hui incompatible avec la création de bénéfices pour la plupart des acteurs industriels traditionnels, même si certains commencent à s’y intéresser comme GM et Citroën. Il devient alors nécessaire et possible de considérer l’intégralité de la chaîne de valeur des mobilités pour chercher ailleurs la plus value, et consentir à concevoir et produire autrement des objets roulants devenus des commodités. Peu à peu, la segmentation traditionnelle n’aura plus de sens à l’exception du haut de gamme sur lequel nous reviendrons.
Sur le long terme, de plus en plus de personnes expérimenteront que la maximisation de leurs libertés individuelles peut être réalisée en utilisant des véhicules serviciels dont la plupart sont basés sur le partage des objets. Ce paradoxe, plus de partage pour plus d’individualisme, que nous appellerons le partage paradoxal, est un point clé qu’il faut explorer.
Le partage paradoxal
Tous les services de mobilité actuels et futurs seront basés sur des processus permettant de mieux utiliser des ressources (véhicule, énergie, infrastructure) pour maximiser leurs usages. Les gains marginaux générés par ces processus permettront de plus en plus et de mieux en mieux, de redistribuer aux utilisateurs des avantages : temps, argent, réseau, image numérique… Les outils numériques vont bien sûr permettre ces développements, ces redistributions et les accélérer. Leur maîtrise totale est un point clé sur lequel nous reviendrons également. Les services de mobilités utilisent donc des objets roulants, les « voitures servicielles », qui sont partageables. Il apparaît ainsi un découplage possible entre la possession exclusive d’un véhicule et la capacité à être mobile, autonome et à maximiser son « individualisme ». Puis, le moment viendra où la possession de l’objet sera, pour de plus en plus de personnes, un frein à l’individualisme.
Pour le moment, les véhicules low cost et surtout les véhicules d’occasions permettent de cumuler possession exclusive « à bas prix » et individualisme. Mais des contraintes vont grandir sur ces deux segments : augmentation des coûts d’usage (énergie, maintenance, assurance, parking…) et prises en compte des externalités réelles (pollutions, congestion, espace occupé, recyclage des matières premières) sous la forme d’une augmentation des contrôles (technique, pollution), et des taxes (kilométrique, péage urbain, stationnement). La possession exclusive sera de moins en moins possible financièrement et en même temps, le numérique permettra d’accéder plus facilement aux véhicules serviciels et au partage de toutes ces charges financières. Ces contraintes en croissance contiennent donc les germes d’un changement au niveau de l’usage des véhicules. Elles auront comme conséquence des modifications majeures dans la conception des véhicules pour répondre à ces nouveaux besoins. Elles permettront alors de mieux les partager et de mieux les inclure dans des services, renforçant ainsi la transition en cours. Il devient probable qu’un saut « discret » apparaisse alors entre les automobiles traditionnelles et les véhicules
serviciels.
Le haut de gamme
Le cas du haut de gamme est radicalement opposé. Dans ce cas, les charges engendrées par la possession exclusive restent inférieures aux bénéfices en matière d’individualisme. Ces charges doivent malgré tout être maîtrisées et prévisibles pour créer les conditions d’un marché de seconde main (ce sera sans doute là le point faible des constructeurs haut de gamme). Sur ces véhicules, des mécanismes opérant depuis un siècle vont se poursuivre : plus de technologie, plus de renouvellement et plus vite, grande versatilité des carburants utilisables et connectivités totales et permanentes. Le cybercar haut de gamme existera permettant à ses occupants de ses déplacer sans s’en occuper. Nous verrons qu’exactement les mêmes technologies pourront être utilisées pour réinventer en profondeur le secteur des transports (voir également cet article sur ce sujet). Les clients seront de plus en plus exigeants au fur et à mesure que les charges engendrées par la possession exclusive vont croître ; les constructeurs capables de répondre à ces contraintes seront en nombre de plus en plus réduit malgré le nombre de marque en augmentation. Le sur-mesure deviendra la norme sur tous les continents.
L’internet mobile : solution d’individualisme par excellence
L’avenir de l’automobile est donc intimement lié à la compréhension des mécanismes et des moyens permettant d’augmenter notre individualisme. Sur ce sujet, le téléphone portable ou assistant numérique couplé à Internet représente, à l’échelle du globe (voir le rapport de la World Bank), le meilleur vecteur permettant de maximiser notre individualisme en répondant à toutes les situations et en nous apportant une information adaptée. Cet objet nous permet de revisiter et modifier les arbitrages réalisés par le passé. Ainsi, pour être plus « libre » (nous reviendrons également sur ce mot) nous allons consentir à partager des véhicules alors que ces derniers étaient, jusqu’à présent, un moyen de liberté individuelle.
Cette voie, impensable il y a 10 ans, est directement liée à l’industrialisation mondiale du 3ème mode de communication nomade : l’internet mobile. Ce mode d’échange révolutionne actuellement tous les secteurs économiques sur tous les territoires, renverse les rapports de force, supprime des intermédiaires à faible valeur ajoutée, et nous permet de mieux comprendre la complexité du monde dans chaque situation, dans chaque cas personnel. Pour le secteur des transports, les investissements publics et privés peuvent être mieux rentabilisés en faisant correspondre l’impensable jusqu’à présent : l’offre et la demande de sièges libres. Les outils numériques permettront également de connaître la demande, de comprendre les mécanismes d’acceptation de nouvelles solutions de mobilité, pour finalement développer des outils de co-conception avec les usagers des services eux-mêmes. Cette double capacité est le cœur des futurs systèmes de mobilités portés par le numérique et les véhicules serviciels. Il leur confère une grande résilience aux chocs à venir en maximisant l’usage des modes collectifs et des modes actifs.
Pour les constructeurs automobiles, la maîtrise de ce 3ème mode de communication doit devenir prioritaire. Sans cela, ils ne comprendront pas le monde qui vient. D’autres acteurs accéderont à des connaissances totales des pratiques réelles de mobilités exploitant toutes les données numériques disponibles. Ceci servira de base pour développer les services de mobilité portés par le numérique dans lesquels nous utiliserons des voitures servicielles. Ils domineront alors pour longtemps les fabricants d’objets roulants.
Les Lords of the clouds
Comme l’indique Douglas Ruchkoff dans les 10 commandements à l’ère du numérique, lors des deux précédentes révolutions (inventions de l’écriture puis de l’imprimerie), il y a eu très peu d’écrivains et beaucoup de lecteurs ; or cette 3ème révolution change radicalement par les opportunités offertes et les risques à l’inaction. Si nous continuons à utiliser ce 3ème mode en « lecteur » sans apprendre à créer, à programmer, à l’utiliser, les risques sont grands que les programmeurs, ceux qui créent les codes (le mot « code » prend ici tout son sens), dominent ce 3ème mode de communication : l’internet mobile. Nos décisions, nos choix, nos modes de vie seront alors structurés par les programmeurs. La « liberté » offerte par les services de mobilité sera donc assez limitée, voire illusoire. Jaron Lanier, dans You’re not a gadget, insiste également sur les points faibles et les manques du web 2.0. Avec le recul d’un des pionniers du web, et notamment du concept de réalité augmentée, Jaron Lanier critique Linux et Wikipédia, comme étant certes des avancées en matière construction collaborative, mais dont les livrables ne surpassent pas vraiment les versions commerciales. L’internet mobile 2.0 offre, d’après J. Lanier, des possibilités qui sont à ce jour largement sous utilisées, tout en créant des monopoles, en matière d’accès à nos données et aux nouveaux usages qu’elles génèrent, qu’il appelle les Lords of the cloud. Dans le monde des transports, il est maintenant connu et partagé, que la création, le partage et la gestion des données sont un point clé d’optimisation des modes eux-mêmes et de la multimodalité ; donc des services de mobilité en général. Les Lords of the cloud pourraient alors dominer les services de mobilité.
Tous les éléments du système sont là.
L’internet mobile apporte des éléments de compréhension hyper contextualisés pour chaque situation et chaque personne, permettant de mieux choisir et de mieux s’organiser. Cela se traduit pour les transports à la possibilité d’accéder à des sièges libres non « possédés » et ainsi de réduire progressivement la possession exclusive d’automobile. Ce partage « contraint » permet paradoxalement de maximiser nos choix individualistes.
Cette voie des services de mobilité se déploiera en poursuivant la même tendance de fond qui a conduit à investir dans le couple [MCI+pétrole]. Mais la révolution numérique permettra de passer à un niveau de complexité supérieur. Alors que l’automobile ne s’adapte pas à son contexte et à son utilisateur (cela doit être « pensé » par le constructeur et traduit en « dur » dans les composants du véhicule), les services de mobilité portés par l’internet mobile auront quand à eux cette capacité : connaître les flux, comp
rendre les processus d’acceptation d’un nouveau service en fonction des contextes, des temporalités et des personnes, et modifier en conséquence le service lui-même. En résumant, les services de mobilité s’adapteront à toutes les demandes qui se seront elles-mêmes adaptées aux services, incluant ainsi les « boucles rétroactives du vivant ». Le cybercar utilisé sous des formes partagées pourrait alors se développer devenant ainsi public, privé, individuel et collectif ; cet objet roulant est, sous cette forme, l’aboutissement de la voiture servicielle. Exploitant ces nouvelles formes de mobilités, les opportunités pour maximiser notre individualisme seront immenses, autant que les risques …
Les données sur nos mobilités, sur notre « acceptabilité, acceptation et intégration » des différents services, représentent des connaissances stratégiques qui pourraient rester dans les mains des Lords of the cloud. Ce vaste sujet, traité notamment dans ce dernier article d’InternetActu, implique une participation active des pouvoirs publics, un renforcement des acteurs gérant ces questions et une prise de conscience citoyenne, avec des projets comme mesdonnées. Mais ce pré requis concernant les données ne sera pas suffisant ; les codes et applications créant, gérant et organisant les services de mobilité devront également être compris et rédigés par le plus grand nombre (usagers, collectivités, entreprises) en mettant en œuvre des processus originaux d’intelligences collectives.
Revenons maintenant sur les objets roulants, les véhicules
Dans ce contexte, les objets roulants, les véhicules que nous connaissons aujourd’hui, seront très différents. Tout simplement parce que nous ne les utiliserons pas de la même façon, parce que nos liens avec cet objet auront profondément changé. Aujourd’hui, les générations Y des pays de l’OCDE portent un autre regard sur l’automobile, sur le permis de conduire. Ces changements sont réfléchis et majeurs, ils préfigurent la venue du point de basculement (voir également un article spécifique sur le point de basculement).
Pour ces véhicules, la question de l’énergie de propulsion devient secondaire : les gains par personne transportée sont obtenus principalement en augmentant fortement le nombre de personne par véhicule. La question du choix de la filière énergétique se pose de nouveau au niveau de sa capacité à augmenter l’individualisme des usagers (donc à réduire les coûts et les externalités), à partager les objets et à les intégrer dans les services de mobilité. Plus le vecteur énergétique assurera ces trois caractéristiques, plus il se diffusera.
Les véhicules serviciels seront conçus pour s’insérer dans des services, leurs caractéristiques (puissance installée, vitesse maximale, accessoires) et architectures seront précisément déterminées pour répondre à ces missions et rien de plus. Les acteurs capables d’industrialiser ces véhicules seront les constructeurs automobiles mais également de véhicules industriels ou de motocycles. Mais les acteurs capables de décrire précisément les besoins, les spécifications des véhicules (partageabilité, connectivité, maintenabilité, TCO) pour les insérer dans les services qu’ils concevront et exploiteront, seront principalement les acteurs du numérique, ceux qui auront accès aux données, aux connaissances, aux codes et aux applications, les Lords of the cloud. Ces derniers piloteront alors la chaîne de valeur du système complet, les objets roulants seront devenus de simples commodités, renforçant encore les changements d’usages et de pratiques des mobilités.
Si nous maîtrisons les risques, nous aurons alors réalisé un saut majeur mais « discret », et déployé des systèmes complexes adaptables à de multiples environnements qui auront la capacité de maximiser l’usage des ressources matérielles pour nous permettre de réaliser nos activités en les réorganisant si besoin.
3 commentaires
Merci pour cet article de grande qualité, qui plus est, visionnaire. Je partage complètement ce postulat et cette perspective.
Effectivement l’article est bien fait. Les informations sont bien expliquées
Merci 🙂
Saurons nous etre suffisament sages et a temps pour eviter une catastrophe ecologique ? Saurons nous egalement renoncer a notre individualisme allant et grandissant ? J’apprecie votre optimisme et j’espere que vous avez raison.