Apple n’est pas un fabricant de smartphone, ni d’ordinateur mais une marque de luxe qui n’utilise pas du cuir, des diamants ou de la soie, mais du silicium et du code. Google n’est pas un moteur de recherche, ni un futur constructeur de véhicule autonome mais une marque d’assistant moderne. Pour se faire, des plateformes multifaces d’un nouveau genre ont été créées. Elles constituent la partie invisible de l’iceberg. Avant qu’il soit possible de décrire les choses, nous avons du mal à penser en dehors des industries, des filières telles que nous les connaissons. Les constructeurs automobiles savent produire des voitures. Quelle est l’étape d’après ?
Est-il possible d’établir des stratégies sur des sujets en mutation qui impliquent un large écosystème d’acteurs dont certains ne sont même pas classifiables ? Quand de nouveaux acteurs agissent au niveau mondial avec des modèles d’affaires différents, que le périmètre du sujet n’a pas de limite exprimable, qu’aucun acteur en France et en Europe ne maîtrise une plateforme numérique mondiale, toute stratégie risque de réduire les possibles, de figer la pensée, de limiter les changements de point de vue, de limiter notre potentiel de situation. Ce post fait suite à un précédent sur le futur du soutien public à l’innovation.
Pour autant, il est essentiel d’agir au regard des risques et opportunités du secteur des transports. Que serait alors une anti-stratégie ? Une méthode visant à aligner les forces créatrices des entrepreneurs, en les plaçant sous des contraintes conçues pour atteindre des objectifs clairs et précis en les sélectionnant le moins possible à priori tout en favorisant au maximum la production et l’utilisation de communs.
Au lieu de faire des choix à priori, de s’obliger à choisir un seul chemin et faire l’hypothèse que les acteurs aujourd’hui en place sont les mieux placés pour conduire les changements, il est proposé ici une méthode qui vise à industrialiser l’exploration d’un maximum de scénario sous contraintes en partageant un maximum de livrables.
Pour « industrialiser l’exploration d’un maximum de scénario», une liste de ressources documentée en détail pourra être établie par tous les acteurs publics et privés (données ouvertes, logiciels, routes, véhicules, capteurs, …) et sera utilisable par tous les acteurs (entreprise, association, agence, …) fonctionnant « sous contraintes ».
Trois types de contraintes (ou Conditions Générales d’Utilisation C.G.U.) pourront être établies :
- Contraintes d’entrée : les ressources documentées ne pourront être utilisées qu’en suivant les guides, licences et limites décrits par le fournisseur de la ressource. Toute ressource mise à disposition fertilise l’écosystème et réduit les barrières à l’entrée,
- Contraintes d’objectifs : tous les projets devront viser une liste d’objectifs clairs et opposables, les plus précis possibles : « d’ici 5 ans, sur tel et tel territoire, telle route, nous devons réduire de x% la congestion, émissions de GES ou encore la concentration en NOx et augmenter le remplissage des véhicules de x% … »,
- Contraintes de livrables : « Tout projet devra être documenté au niveau des objectifs, partenaires, ressources, utiliser et produire des données ouvertes, logiciels et matériels open source à hauteur de x% ». Ce sont les ressources ouvertes qui servent à la fois de connecteur entre les acteurs, de traceurs des progrès en qualifiant leur développement et de richesses pour tous les acteurs.
Les pouvoirs publics se chargent d’établir en détail des objectifs crédibles et souhaitables à court et moyen termes, d’encourager les acteurs qui apportent des ressources ouvertes ainsi que les meilleurs projets. Ces objectifs détermineront la finalité des projets, permettront d’en exclure certains sans pour autant faire de sélection. Tous les acteurs seront également engagés dans la mise à disposition de ressources à condition de les documenter, d’établir des règles d’utilisations et de s’accorder sur l’ouverture des livrables.
Si une équipe cherche à atteindre les objectifs tout en utilisant les ressources, en respectant les conditions et en produisant des livrables ouverts, alors son projet doit pouvoir être engagé, sans aucune sélection. Et ça change tout. Personne ne décide qui a le droit ou si le projet est retenu. Il n’y a plus une unique stratégie, mais plutôt la production d’une multitude d’initiatives qui vont explorer des futurs sous contraintes permettant de produire une grande quantité de ressources ouvertes, utiles quel que soit l’avenir de chaque projet. L’écosystème est alors aligné sur des objectifs précis et obligé « by design » d’utiliser et produire des communs. La méthode utilisée renforce l’écosystème, sa fertilité, sa résilience, puisque nous ne savons à priori « ni qui ni comment ». Cette anti-sélection a deux autres avantages : la rapidité d’engagement de nouveaux acteurs, projets et l’identification des principaux verrous.
Benedict Evans l’applique aux véhicules autonomes : en parlant de la classification en 5 niveaux des véhicules autonome, « ce processus de déploiement façonnera la situation finale… [Tout ceci ] me rappelle douloureusement certaines des conversations que j’ai eues sur le futur de «l’internet mobile» en 1999 et 2000. Imaginez si un groupe d’entreprise Télécom s’était assis en 1998 et aurait défini ce à quoi ressemblerait un terminal multimédia et quelles spécifications il aurait. Pour ensuite dire aux fabricants, ou plutôt, aux fournisseurs, d’aller et de revenir dans une décennie avec des produits qui correspondent à la spécification. Ce n’est pas ainsi que cela s’est passé – plutôt, le processus de création de la technologie a façonné le résultat final. Nous avons essayé de nombreux chemins, et nous avons travaillé sur ceux qui fonctionnaient (et à la fin, les opérateurs ne contrôlaient plus et les fournisseurs avaient tous changé). Nous n’avons pas commencé avec une conclusion prédéterminée, puis nous partons et construisons. De la même manière, je pense parfois que parler de L4 ou L5 suppose la forme du résultat – au lieu de cela, le résultat sera déterminé par le processus ».
La stratégie émerge alors des nouveaux acteurs, des liens entre les acteurs, des livrables et des verrous identifiés. Dans la course au temps, les pouvoirs publics ne peuvent se limiter à reproduire des méthodes élaborées pour des filières industrielles de type fordiste. Quand les verrous ne sont ni identifiés, ni uniquement techniques, tout doit être mis en œuvre pour explorer des futurs tout en maximisant le « bien commun » : objectifs de développement durables et production de ressources ouvertes et mutualisées.
Cette approche peut être engagée sans attendre au niveau européen en créant ainsi un terrain de jeux suffisamment ouvert pour avoir de l’inconnu et juste fermé pour faire grandir de nouveaux acteurs, de nouveaux domaines. Deux calendriers s’imposent à l’Europe : la Chine et les USA, un autre s’impose à tous, le dérèglement climatique.