L’entreprise est un concept relativement récent, fin du XIXème siècle, nous explique Blanche Segrestin et Armand Hatchuel, professeurs à Mines ParisTech dans Refonder l’entreprise :
“ Elle prend d’abord sa source dans la diffusion du machinisme et d’un esprit scientifique inédit. Et si elle se démarque d’emblée des formes d’organisations classiques, ce n’est pas par un renforcement de la division du travail ou par sa production de masse, mais par un objet aussi surprenant qu’inattendu : celui qui consiste à organiser collectivement l’activité inventive, en mobilisant une démarche scientifique […] L’entreprise se forme comme un collectif original, dédiée à l’activité inventive. Son objectif n’est pas seulement d’accumuler du profit par les moyens du marchand, elle se veut créatrice de nouveaux potentiels de valeur. Elle ne cherche pas seulement à exploiter le progrès technique, mais à l’accélérer.”
En Europe, la reconstruction mise en œuvre après guerre a été basée sur la planification, sur un enchaînement d’action ayant des effets prévisibles dans un environnement relativement stable. Le commissariat général du plan, aujourd’hui France stratégie, le nucléaire ou encore le TGV…
Et le numérique vient bouleverser cette situation à trois niveaux
- capacité à accéder à de nombreuses ressources à haut potentiel de valeur à un prix quasi nul, suppression des barrières à l’entrée pour créer des produits/Services sans usine, sans ouvrier, sans aucun asset,
- capacité à accéder à de grands marchés, la multitude, grâce à des plateformes d’intermédiation mondiales,
- interconnexion des entreprises par les données et API, constituant de nouvelles formes d’infrastructures à très forts potentiels de valeur.
L’entreprise moderne se voit obligée d’évoluer et de s’ouvrir pour agir dans un monde qualifié de VICA par l’armée américaine : Volatil, Incertain, Complexe et Ambigu. Les choses ne sont pas tout à fait comme elles apparaissent, les rapports de force évoluent, le tout est à la fois plus ET moins que la somme des parties qui le composent.
Cette nécessité d’ouverture est à la fois nouvelle et contre-culturelle pour la plupart des dirigeants et également indispensable.
Nouvelle, car elle diffère d’une ouverture classique, contractualisée avec d’autres parties prenantes. Désormais, il s’agit de s’entourer volontairement d’une multitude d’acteurs sans savoir à priori comment se répartira la chaîne de valeur, quels contrats seront signés ni même quels produits ou services seront développés. La planification n’opère plus. Contre-culturelle, car formés au raisonnement, à la déduction, essentiellement seul et en compétition avec les autres, les dirigeants sont peu préparés à créer dans cet environnement. Indispensable, car une partie croissante de son potentiel de valeur est maintenant à l’extérieur de l’entreprise née au XIXème siècle.
Dans la mobilité, nous sommes passés d’une logique de filière industrielle avec des acteurs alignés, des donneurs d’ordre et des sous-traitants à un écosystème d’acteurs hétérogènes en perpétuelle recombinaison avec de nouveaux entrants ayant maintenant de grande capacité financière.
La Chine déploie d’autres méthodes pour penser son futur, pour avancer dans l’inconnu. A l’ère numérique, ces méthodes s’annoncent bien mieux adaptées. Sun Tzu, dans l’art de la guerre, résume d’une certaine façon cette logique : Elle est basée sur la création d’un potentiel de situation, réalisé sur des actions peu visibles, qui vont à la fois réduire les capacités de l’ennemi et augmenter celles des alliés. Il n’y a alors pas de lancement de grandes actions portées par sauveurs incarnés sous forme de héros. L’action, le grand plan se veut visible en occident, médiatisé; pour la Chine, quand l’action devient visible, la victoire est déjà garantie. La transformation a été longuement préparée pour que les éléments soient alignés et que le fruit juste mûr puisse être cueilli.
Dans un environnement instable, VICA, d’autres logiques sont à l’œuvre. Devant la multitude de paramètre, de lien, d’interaction, de retro-action, aucun chef d’entreprise, aussi héroïque soit-il, ne peut pas agir en suivant des plans pré-établis.
Le potentiel de situation
François Jullien dans Conférence sur l’efficacité (lire aussi M3 avec une interview) analyse les écarts entre la notion d’efficacité occidentale et chinoise, dont voici quelques extraits :
Les facteurs favorables et la circonstance
“Le Stratège est ainsi invité à partir de la situation réelle non pas une situation souhaitée ou simulée mais bien de cette situation si dans laquelle je suis engagé et au creux de laquelle je tente de repérer où se trouve le potentiel et comment l’exploiter […] il s’agit d’identifier les facteurs favorables sur lequel je peux m’appuyer pour me laisser porter par eux pour en tirer profit […] il ne s’agit plus de faire un plan des opérations mais de dresser un diagramme du potentiel de situation entre l’adversaire et moi […] Le potentiel de situation consiste alors à déterminer les variables influentes en fonction du profit, la notion de circonstance sur laquelle la stratégie européenne précédemment achoppait […] La circonstance, en Europe, était ce qui fait dévier le cours de la guerre entre la modélisation et son application, c’est une source de friction dans la manœuvre. Sun Tzu nous dit précisément à l’opposé que, à la guerre, la victoire ne dévie pas parce que la victoire est toujours la résultante du potentiel de situation telle qu’il se renouvelle au cours des opérations […]
La communication et le destin
Il n’est alors plus besoin de faire appel au coup de génie, aux divinités, au destin, pour emporter une victoire […] Donc un grand stratège ne projette pas un plan mais il repère, détecte à même la situation, des facteurs qui lui sont favorables, de façon à les faire croître en même temps que faire décroître ceux qui sont favorables à son adversaire. Il l’entraîne dans un processus qui le conduisent progressivement à se trouver déstructuré, décontenancé […] Dès lors la grande stratégie est sans coup d’éclat, la victoire ne se voit pas, puisqu’elle a lieu en amont dans la préparation des conditions […]
Indirect & discrète
L’efficacité chinoise se caractérise donc par deux termes : elle opère de façon indirecte et discrète. Indirect, puisque elle procède des facteurs favorables, ou qu’on rend favorable : ce n’est plus moi qui dit et qui veut, ce sont les conditions engagées, opportunément exploitées, qui aboutiront aux résultats autrement dit, elle travailleront pour moi. Discrète, car procédant en amont, il infléchit les circonstances alors qu’elles sont encore malléables et ductiles, sans avoir à peser et encore moins à forcer. Enfin quand le résultat apparaît, il est trop tard pour réagir et celui-ci ne dévie plus. Il apparaît même aller de soi. Fini le spectaculaire et la gloire […] En Europe la pensée de l’efficacité se caractérise par l’intellectuel et l’abstraction formalisante, et de l’autre, l’héroïsme et l’épopée. Ces deux pans se compensent l’un l’autre. La Chine est la grande civilisation qui n’a pas connu d’épopée. Pensant l’effectivité à partir de la maturation discrète de la plante que favorise indirectement le paysan, la Chine ne pouvait d’être indifférente à cette magnification et théâtralisation de l’action […]
La transformation vs l’action
Le maître mot de la pensée chinoise est transformation. Le sage transforme l’humanité toute entière, le stratège transforme l’adversaire. La transformation n’est pas locale mais globale c’est tout l’ensemble concerné qui se transforme elle ne peut être momentanée mais s’étend dans la durée. Elle est progressive et continue, la transformation ne se voit pas. En Occident, le mode opératoire est l’action. elle est momentanée et locale et elle se démarque du cours des choses […] Ces nombreuses différences s’illustrent notamment au niveau des contrats, cette forme modélisée qui, une fois arrêtée, bloque par son événement le rapport engagé entre les partenaires […] Il est donc conseillé de quitter notre pensée ontologique de la détermination et accoutumer notre esprit à celle d’une actualisation désactualisation progressive et continue”.
Malgré la spécificité du régime chinois actuel, n’a-t-on rien à apprendre sur une autre compréhension du temps et de l’efficacité, issu de plus de 2000 ans d’histoire ? Et si l’Europe inventait une nouvelle forme de permaculture industrielle ?
Le numérique apporte alors à la Chine de nouvelles conditions favorables pour révéler ses talents. En fermant ses frontières aux plateformes américaines, elle a su créer un potentiel de situation pour qu’ émergent les BATX. Dans un monde numérique VICA, la planification n’opère plus, de même l’entreprise fermée, aussi performante soit-elle, avec des dirigeants aussi qualifiés soient-ils. Considérer le contexte, l’ensemble des paramètres, ajuster ses actions en permanence, ne sont plus des options, d’autant que le numérique ajoute une quantité croissante d’incertitude et de complexité (réduction barrières à l’entrée, multitude, interconnexion). La Chine a donc un avantage culturel car l’incertain, le risque, l’agilité deviennent les composantes structurantes des entreprises modernes.
Quelques enseignements peuvent être proposés…
Individuation : même si le travail en écosystème devient de plus en plus important, développer ses talents reste un point essentiel. Compétences individuelles dans un ou plusieurs domaines, compétences collectives pour apporter au groupe de nouvelles capacités pour avancer dans l’incertitude,
Reliance : augmenter son nombre de connexion dans une grande diversité de domaine, leur qualité, travailler les compétences individuelles et collectives en situation de groupe sur des problèmes concrets. Tout cela va conditionner la qualité du terreau dans lequel viendra grandir les transformations.
Effectuation : apprendre à créer des potentiels de situation, sans bruit, par des petites tâches ciblées et régulières, à mieux utiliser les ressources disponibles autour de soi à chaque instant sans chercher d’excuse ou de grand plan,
Plus besoin de héros, tout le monde peut agir : alors que l’occident valorise le héros solitaire qui fera preuve d’audace et d’un peu de chance pour réussir, l’orient choisit le paysan qui va travailler la terre autour de l’arbre pour mieux irriguer ses racines, renforçant par ces gestes quotidiens le potentiel de production. En terme militaire, les généraux chinois considèrent que les soldats ne sont ni peureux, ni courageux, ce sont les situations dans lesquelles ils sont placés qui vont leur permettre de se révéler peureux ou courageux.
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