Il y a des livres dont vous savez dès les premières pages que vous n’en sortirez pas indemne. Aux sources de l’utopie numérique est un de ceux-là. Pourquoi ne pas l’avoir lu avant ? En remontant aux sources des géants numériques, Fred Turner nous apporte les clés pour comprendre le monde d’aujourd’hui. Les rencontres, les personnes, les courants de pensée, les techniques forment ce récit d’une épopée née il y a plus de 40 ans.
Dès les années 60-70, des équipes œuvrent sans structure hiérarchique, mêlant de nombreuses compétences, des industriels, militaires, chercheurs, citoyens. Ils réinvestissent dans les technologies numériques et les réseaux distribués, les frustrations nées des échecs des mouvances contre-culturelles hippies à la sortie de la guerre. Tout est déjà là : ouverture, contribution basée sur des compétences individuelles tout en considérant les bénéfices collectifs, dynamique d’apprentissage en groupe, forte hétérogénité des compétences techniques regroupées, réseau distribué, art du bricolage, vision holistique. De cette utopie numérique sont nés les géants que nous connaissons. Il faudrait donc toujours 40 ans pour passer d’une vision à une utilisation massive. Toute la question est de comprendre pourquoi nous ne faisons qu’essayer de suivre une utopie vieille de 40 ans. Ne faut-il pas construire la prochaine ? Quelles sont les prochaines utopies, comment se construisent-elles ?
Les communalistes
Au début des années 70, 750 000 américains partent vivre dans des communautés dans les forêts Californiennes ou les déserts du Nouveau Mexique pour fuir un avenir militaro-industriel. Plutôt que de prendre le pouvoir qu’ils cherchent à fuir, ils cherchent à se réinventer eux-mêmes, à se bricoler en tant qu’individu et en tant que collectif. Ils vont échouer dans cette quête et réinvestir leur énergie et leur philosophie dans des échanges numériques et des communautés virtuelles.
En même temps, en plein guerre froide, dans les laboratoires militaires et universitaire, des pionniers comme Doug Engelhard conçoivent l’ordinateur individuel connecté en réseau et surtout de nouvelles interfaces (écran, clavier, souris) comme un moyen de distribuer l’esprit des individus dans un système technique avec lequel ils co-évoluent. Il s’agit d’abord de pouvoir résister à une hypothétique attaque nucléaire russe, et plus tard, d’apporter aux entreprises impliquées de nouvelles sources créatrices. L’outil prévu pour poursuivre la division du travail, la mise en process et la « fordisation », l’ordinateur, va en se personnalisant, renverser la donne et devenir l’outil d’individuation et de reliance horizontale.
Un tissu inédit de moyens, d’entreprises, de laboratoires universitaires (comme l’ARC) et militaires (l’ARPA), d’écoles, mais également d’animations à travers des séminaires, conférences, médias (comme le Global Earth Catalogue ou encore le magazine Wired), grâce à des passeurs (comme Stewart Brand) et des réseaux comme le Global Business Network (d’une grande modernité) s’entremêle, formant un terreau propice à l’émergence. Et c’est probablement là le point clé. Une grande hétérogénéité de compétences et d’acteurs, associée à la proximité géographique, à une ambiance de guerre froide ont mis en tension des dynamiques à priori opposées.
En allant de l’étude des protocoles de communication à une vision globale et holistique d’un monde, l’utopie numérique est née dans la Silicon Valley d’un alignement de volontés, des moyens et un temps long. Les GAFA ne sont que le retour sur investissement.
Whole Earth Catalogue, version papier du web
En 1968, le fameux Whole Earth Catalogue organisé en Forum-réseau, apporte à ceux-qui-retournent-à-la-terre un kit de formation de l’esprit et de bricolage au quotidien, d’individuation et de reliance. D’année en année, le Whole Earth Catalogue s’enrichit des nombreux courriers des lecteurs, pour apporter de la théorie à la pratique des outils pour comprendre et évoluer. Systèmes globaux, travail de la terre, industrie & artisanat, communauté, nomadisme, apprentissage sont les chapitres du WEC. D’actualité, non ? Le WEC contient déjà les fondamentaux du web. La fin du WEC se clôture dans les années 70 et l’argent récolté est donné à un certain M.Moore !
Nous imaginions le Whole Earth Catalogue comme une version imprimée de ce que serait l’internet, Alan Kay, 1969.
Créé par ceux là même qu’ils voulaient fuir, l’ordinateur apporte simultanément un média de communication aux communautés hippies, un réseau de synchronisation de dynamique créatrice, un pont entre la contre-culture, la cyberculture et le marché.
Le rôle de Stewart Brand est particulièrement important. Toujours à l’avant des mouvements, aux croisements des disciplines, Stewart a provoqué des rencontres, accéléré le foisonnement dans les conférences, les réseaux et entreprises qu’il a mis en œuvre. En apportant le LSD dans les laboratoires de recherche informatique, en accompagnant les premières communautés de Hackers, en créant le WEC, en connectant les communautés hippies aux premiers ordinateurs, en formant les pionniers de quelques entreprises au hacking, Stewart incarne le « linch pin » absolu décrit des décennies plus tard par S.Godin.
« Les hackers ne sont pas de simples techniciens, mais une toute nouvelle élite nomade, dotée de ses propres dispositifs, langage et tempérament […] explorant l’un des avant-postes de la technologie : un territoire hors-la-loi, où la règle n’est pas définie par décret ou ancrée dans la routine qu’établie par les exigences du possible à l’état brut », Stewart Brand 1972.
Global Business Network, des bootcamps pour pionniers
Stewart Brand crée aussi le Global Business Network à destination des entreprises : « les connecter à un réseau de personnes remarquables, leur permettre d’accéder à un flux filtré d’informations très ciblées et remodeler leurs perceptions prospectives au travers de la méthode des scénarios ». Apportant des services de conseil très ciblés, Steward accompagne les premiers pionniers dans des « learning conferences » post-fordiennes. Plus tard, avec Kevin Kelly il fondera également Wired. Nous retrouvons aujourd’hui dans les discours sur la 3ème révolution industrielle les concepts de Kevin Kelly sur les usines flexibles, fonctionnant en réseau. Voyant dans l’ordinateur, un annonciateur d’une évolution de l’espèce, Kevin Kelly et Stewart Brand rejoignent ici le travail de Teilhard de Chardin sur la noosphère.
Un tel système horizontal permettrait au public de puiser dans le gigantesque réservoir sous-utilisé de compétences et de ressources que constituent les gens… Il agirait ainsi en sens inverse des tendances à la fragmentation et à l’isolement , Ken Colstad 1975.
Appuyées sur des ressources numériques, les dynamiques dites d’open innovation, d’holacratie, de pair à pair, d’hybridation de compétences, de bricolage – prototypage devenu hacking datent donc de 40 ans. Elles sont nées d’un paradoxe : en voulant repousser et contrer le complexe militaro-industrialo-universitaire, la cyberculture s’est construite autour des bases techniques développées par ce complexe mais détournées d’un usage pyramidal descendant vers une exploitation horizontal en réseau. Elles forgent ainsi une culture animée par ces utopies. Le Whole Earth Catalogue pour apporter une culture du développement de soi en faisant, le Global Business Network pour accompagner des entreprises pionnières, ont été à l’origine de l’utopie numérique. Un cocktail précis d’inventeur, de « designer compréhensif », de décideur, de « linch pin » comme Stewart Brand, de chercheur, d’entrepreneur, de hacker, de visionnaire a relié la contre-culture et l’industrie informatique. Cet écosystème inédit s’est appuyé sur une contre-culture méfiante vis-à-vis du pouvoir pour ensuite « bootstrapper » une vision politique libertarienne dans l’internet.
L’information veut être chère, parce qu’elle a énormément de valeur. La bonne information au bon moment change littéralement le cours d’une vie. D’un autre coté, l’information veut être libre, car le coût pour l’obtenir devient chaque jour plus faible. Aussi, ces deux tendances s’opposent-elles en permanence, Stewart Brand 1980.
Le Media Lab du MIT a donc déjà 40 ans d’expérience pour amplifier la conscience avec des technologies et Jaron Lanier a forgé le concept de réalité augmenté dans les années 1980. L’expérience est grande dans la Valley pour brasser des cultures, prendre le temps et faire grandir des géants.
Quelle prochaine utopie ?
A l’échelle mondiale, le numérique répondait donc à un besoin d’une petite communauté qui pensait pouvoir reconstruire une société sur de nouvelles bases. Cette utopie est toujours à l’œuvre même si les plateformes numériques ont digéré ce mouvement contre-culturel, comme l’ont fait les acteurs marchands avec tous les précédents, pour ouvrir de nouveaux marchés (lire sur ce sujet Révolte consommée, le mythe de la contre-culture). Il semble même que l’internet se referme, que les utopies d’origine n’ont pas tenu le choc. Peut-on dire que ce sont les GAFA qui inventent maintenant de nouvelles utopies ? Beaucoup de moyens y sont déployés pour cela : fin de la mort, nouvelles réalités, intelligences artificielles et bots. Tous les vecteurs sont exploités : magazine, formation, cinéma et séries, plateformes séduisantes et connexion permanente.
L’utopie des communs, de l’économie collaborative et du pair à pair avec plus ou moins de techniques (blockchain et autre DAO) ne sont-elles pas toujours la même utopie contre-culturelle. Que se passera-t-il quand elles seront à leur tour intégrées par le marché ? Où pourrait émerger la prochaine utopie ? Y a-t-il des fondamentaux ?
Les prochaines utopies pourraient naitre dans les univers numériques, même si les rencontres physiques restent toujours plus que nécessaires. La proximité reste un élément clé de fertilisation pour faire émerger l’imprévu. Il nous faut des places vides pour cela. Initiés par de petites communautés hétérogènes avec de nouvelles approches et d’autres visions du monde, elles apparaissent ridicules, incompréhensibles, insignifiantes. Elles doivent être protégées, sans pour autant les aider car elles naissent d’abord pour elles-mêmes, pour le plaisir qu’elles apportent à les imaginer, à les prototyper, à les tester. Activées sous plusieurs formes par des acteurs différents, idéalement opposés, des passeurs devront les « traduire » pour ensuite les amener à s’aligner si possible. L’expérience de l’utopie numérique tue également les idées d’un seul génie qui pourrait tout résoudre ou d’une planification de l’Etat stratège. Bien sûr Jobs et Engelhard sont nés dans ce terreau fertile, mais sans ce dernier Apple ne sera pas. L’Etat a également joué un rôle mais il n’a pas planifié les plateformes d’aujourd’hui, il a laissé faire ces hybridations culturelles entre militaires, universitaires et hippies, il a soutenu un internet décentralisé, puis plus tard des données GPS ouvertes. En offrant des infrastructures lourdes, des moyens de recherche, des opportunités, des droits à l’erreur, l’état a permis à un écosystème de se transcender, de matérialiser puis d’industrialiser une utopie.
Chaque utopie porte en elle d’immenses opportunités pour celles et ceux qui pourront les identifier, les maitriser et les déployer. Intéressé par le bricolage des choses et de soi (voir cet article Bricolons-nous !), par la facilitation et la mise en réseau, ce livre ouvre de nouvelles perspectives pour penser le présent.
Eleveur d’utopie, voilà un beau métier.
Retour de Stewart Brand lui-même ! Merci !
« Le rôle de Stewart Brand est particulièrement important. » Hey merci. https://t.co/6393Nb9YWv
— Stewart Brand (@stewartbrand) 20 juillet 2016