Nous entrons dans un nouveau système d'échanges, basé sur de nouvelles formes de relation entre individus rendues possible par le numérique. De nouvelles formes d'intelligence collective accessibles désormais à de collectifs en grand nombres, se positionnent comme des alternatives crédibles aux structures traditionnelles de l'Ordre Marchand. De nouveaux champs de recherche se créent pour étudier cela (MIT, CI lab, CIRI), de nouveaux modèles d'affaires naissent. Mais rien n'est établi. La promesse de ce nouvel équilibre n'est pas garantie.
La Foule, au sens de la Multitude (proposé dans le livre l'âge de la Multitude, voir ici mes notes et extraits), pourrait accéder à un niveau de connaissance inédit, à de nouveaux pouvoirs, à de nouveaux rôles en matière de créations industrielles, artistiques, politiques (comme un do-tank) ou sociales. Mais les techniques mises en oeuvre, notamment l'exploitation des Big Data pourraient dépasser la Foule. Individuellement, nous n'apprenons pas assez vite à exploiter le potentiel offert par le déluge de données, et nous n'avons pas d'autres solutions…
Alors, cette implication des citoyens, ces crowdX, ces solutions participatives ne seraient qu'un nouveau moyen à disposition de l'Ordre Marchand pour accéder à de nouveaux marchés, de nouveaux modèles d'affaires.
La Foule sait aujourd'hui quasiment tout faire : financer des projets, construire des projets et les piloter (comme le capteur trafic), créer des bases de connaissances (comme OpenStreetMap ou la "Friendliness" des rues), créer des monnaies (comme CCIA ou Bitcoin), réparer des erreurs des entreprises (comme le câble électrique de la Zoé). La Foule commence progressivement à se rendre compte de ces nouveaux "pouvoirs". Et certains acteurs sont déjà passés à l'étape suivante: capturer ce gisement créatif.
Sur le blog de Philippe Silberzahn, le livre l'Histoire de Toynbee est analysé. Selon ce dernier, "une civilisation croît lorsque son élite suscite l’adhésion interne et externe grâce à sa capacité créative. Elle cesse de croître lorsqu’une cassure se produit et que cette élite cesse d’être créative et se transforme peu à peu en minorité dominante fonctionnant sur une logique de contrôle". Le positionnement des entreprises réellement créatrices et performantes est proposé sur ce schéma :
Certaines continuent d'être performantes, sans pour autant être créatrices. Le livre l'âge de la multitude nous indique qu'une innovation doit trouver son marché pour exister en tant que telle. Or pour trouver son marché il faut être capable de devenir et de ressentir la multitude, la Foule. Dans le domaine des transports, cela pourrait se résumer en accédant dans la zone centrale : au croisement des économies de la fonctionnalité, collaborative et de l'expérience (voir ce précédent article).
Séduire la Foule devient le point clé pour qu'elle travaille pour vous, gratuitement, avec vous (voir l'article sur les Transports à l'âge de la Multitude). Certains accepteront de vous donner leur data en échange de la participation à un projet, en échange d'une récompense (par forcément en euro …), en échange d'une autre donnée ? Comme la data a une valeur, et que la Foule le sait, la data philanthropie pourrait se développer (elle existe déjà …).
Récemment "équipé" d'un nouveau dispositif, le web, le citoyen accède à un niveau "supérieur" d'action potentielle et progressivement de conscience. Mais une nouvelle fois, il semble que l'Ordre Marchand (au sens de Jacques Attali dans son livre une Brève histoire de l'avenir) veuille reprendre la main. Jusqu'à présent, la plupart des courants contre-culturels ont été utilisés par l'Ordre Marchand pour accéder à de nouveaux marchés ou de nouveaux modèles d'affaires.
Après des débuts hésitants sur le web, les multinationales sont en train de mettre en oeuvre des processus pour contrôler leurs intérets, comme le décrit Hubert Guillaud en analysant les propos de M.Schneier dans "les Puissants reprennent les rennes". Ainsi par exemple, la Foule n'a pas, pour le moment, les capacités de réutiliser ses propres traces numériques, de les faire parler. Le Big Data passe principalement par des outils de traitement et d'analyse possédés par des sociétés privées qui capitalisent ainsi de nouvelles connaissances (voir cet exemple automobile). Or la capacité de capture des flux de données, ainsi que la capacité à leur donner du sens amplifient les déséquilibres. Il y a donc un écart croissant entre les bénéfices individuels captés par la Foule et les bénéfices captés par les entreprises grâce au Big Data (voir cet article sur le Big Data as a Service), alors que paradoxalement les entreprises cherchent (et trouvent) l'innovation à l'extérieur de leurs structures (comme les Starts-up).
La promesse initiale d'un réseau ouvert et reliant risque de ne pas être tenue dans les faits. Cette situation crée en plus un sentiment réel de déséquilibre qui ne conduit pas à plus d'engagement mais plutôt à plus de crainte.
Ainsi, par exemple, comment faire comprendre à un citoyen l'intérêt qu'il aurait à donner ses traces numériques géolocalisées pour que la puissance publique puisse mieux connaître les flux sur un territoire, donc mieux décider, et mieux rendre compte des choix. En garantissant une protection des données et une information sur ces données collectées, le citoyen en retirera des bénéfices individuels et collectifs. Or ce cercle vertueux est, aujourd'hui, difficile à mettre en oeuvre.
Plusieurs briques sont aujourd'hui manquantes pour que la promesse d'un Internet "équilibré" reste possible. Ces développements sont urgents, les traceurs nomades aujourd'hui largement distribués alimentent des moteurs d'apprentissage aux bénéfices largement asymétriques (voir cet article Big Data Brokers). L'Open Data et les crowdX pourraient, une nouvelle fois, être réutilisés par l'Ordre Marchand, en ne donnant à la Foule que l'illusion d'une forme de liberté.
Mais la Foule pourrait avoir encore son mot à dire grâce notamment à :
- mes traces numériques : connaissances des acteurs qui possèdent mes données, de leurs usages, "je connais mes données", "je sais qui possède mes données et pourquoi".
- nos tableaux de bord : outil d'organisation, potentiellement partagé, de mes données et des moteurs les alimentant (comme par exemple, ceux des territoires), "je sais organiser mes données, les mettre à disposition de tiers que je choisis, pour des objectifs que je connais".
- ma place de marché : échanges, mises à disposition, don, troc, vente de mes données, "Je peux aussi échanger, donner, vendre, certaines données, en connaissant les usages et les conséquences",
- nos big data : besoin de nouveaux outils pour pouvoir utiliser mes données et les données de la Foule pour les faire parler, représenter et visualiser mes intérêts, et nos intérêts collectifs, "je peux faire parler mes données pour leur donner du sens individuellement et collectivement, et me permettre d'agir".
- notre marketing : besoin de dispositifs pair à pair permettant de faire comprendre cette démarche, d'engager des collectifs étendus, de simuler les bénéfices individuels et collectifs et proposer de nouvelles organisations politiques, "je sais expliquer cette démarche à d'autres citoyens, et construire des collectifs pour agir".
Reprenant M.Schneier :
"Son histoire [celle d'internet] est un accident fortuit résultant d'un désintérêt commercial initial, d'une négligence gouvernementale et militaire et de l'inclinaison des ingénieurs à construire des systèmes ouverts simples et faciles. Mais ce mélange de forces qui a permis de construire l'internet d'hier ne sera pas celui qui créera l'internet de demain. Les batailles pour l'internet de demain ont lieu maintenant : dans les parlements à travers le monde, au sein d'organisations internationales comme l'Union internationale des télécommunications ou l'Organisation mondiale du commerce et dans les organismes de normalisation. L'internet de demain risque d'être recréé par des organisations, des sociétés, des pays selon leurs intérêts et agendas spécifiques. Il va falloir nous battre pour avoir un siège aux tables de négociations, sinon son avenir ne nous appartiendra pas !"
1 commentaire
Gabriel, il ne me semble pas que la manière même dont sont exploitées nos données et nos traces aujourd’hui soit convaincantes : manque de sécurité, manque de garantie sur ce qu’il en sera fait… Cela se fait par devers nous. La protection des données n’est pas aujourd’hui vraiment garantie. Les puissants n’ont pas besoin de notre accord pour les utiliser. Le fait qu’ils reprennent la main risque plutôt demain de refroidir plus encore les utilisateurs et de renforcer les oppositions et les tensions. Car cela ne signifie pas seulement garantir les données, mais également garantir des droits… L’économie collaborative par exemple, est très fragile sur ce point.