Cet article a été rédigé par Lomig Unger, animateur de communauté, conduite du changement.
Méthode subie : la conception par la panne
L'innovation de rupture est le fait de remettre en cause une ou de plusieurs caractéristiques d'un objet (physique ou conceptuel). Cette remise en cause constitue une modification de l'identité de l'objet concerné. On peut rechercher cette rupture, mais elle peut aussi se présenter aussi sous forme accidentelle, dans la vie de tous les jours.
Je n'ai jamais acheté de voiture neuve. Trop cher, trop de choses à bord. Où sont passés les 4L et les 2CV ? Rouler en véhicule d'occasion présente néanmoins deux inconvénients. Celui d'utiliser un produit déjà un peu daté (ce qui peut être gênant lorsque l'on travaille dans l'industrie automobile, a fortiori dans l'innovation), et le second, c'est que comme les vieux, les individus techniques avec l'âge ont de temps en temps des ratés, des pannes, des dysfonctionnements. C'est un dysfonctionnement de ce type qui s'est produit dans mon véhicule. Par chance, je pouvais encore rouler, et j'ai pu ainsi expérimenter des innovations subies.
C'est cette expérience que je voudrais partager ici, puisque Gabriel Plassat m'a invité à publier sur son excellent blog : une mésaventure qui m'est arrivée en voiture – une panne, une rupture donc -, et quelques réflexions que cela a pu faire naître, ou renforcer.
Les slow tech, paradoxe de la lenteur, Influencia
Première panne : je teste le véhicule sans affichage
J'ai donc eu la surprise, il y a quelques mois, de ne plus avoir aucun affichage sur le tableau de bord : plus d'indication de vitesse, plus de jauge, plus d'infos de climatisation, plus de radio. Après quelques heures d'inconfort, j'ai pris conscience que la seule information vraiment nécessaire parmi l'ensemble des affichages était le niveau de carburant restant. L'indicateur de vitesse est totalement inutile. En effet, au bout de quelques jours de conduite, je me suis aperçu que je n'avais absolument pas besoin de cela pour conduire, sauf pour ajuster ma vitesse afin d'éviter le couperet des radars. Vive la prévention ! L'indicateur pertinent est plutôt la distance qui me sépare du véhicule de devant ou – mieux – un signal me montrant que j'ai bien le temps, en cas de pépin, d'éviter un choc. Ne pourrait-on pas imaginer un dispositif cognitif me renseignant sur ce point de manière claire et intuitive ?
Deuxième panne : je teste le véhicule déconnecté
Après une ou deux semaines de conduite avec une connaissance pifométrique de l'autonomie de mon véhicule, je suis allé faire changer le tableau de bord. Le remplacement a été effectué sans problème, à ceci près que je n'avais pas sous la main le code permettant d'activer l'autoradio. La vie est ainsi faite ; je me disais chaque matin en montant dans la voiture qu'il fallait vraiment que je fouille dans mes paperasses pour retrouver ce fichu code, et chaque soir j'oubliais de le faire. J'ai donc pu – malgré moi – savourer durant un mois une deuxième destruction : la perte de la radio, donc la perte de connexion avec l'extérieur. A nouveau, l'expérience était au premier abord plutôt désagréable et frustrante : plus d'infos, plus de musique pendant les transitions domicile-travail. Puis, progressivement, on découvre une des fonctions essentielle des voitures : le rôle de "bulle mobile". On se retrouve seul, avec soi-même, avec ses réflexions, dans un temps finalement d'assez bonne qualité. Et j'ai trouvé l'expérience très agréable : j'avais sous la main 2 heures par jour pour réfléchir, penser, souffler, divaguer, imaginer, ressentir, sans être pris en otage et enchainé par les ondes. Véhicule déconnecté, mais conducteur reconnecté avec lui-même ! Mais de quoi avons-nous peur pour vouloir être ainsi connectés en permanence ? Du silence, de la solitude ? Mais la solitude n'est gênante que lorsqu'elle est subie, et le silence ne fait peur qu'aux enfants. Utilisons la voiture comme un moyen de se connecter … à soi ou à nos proches, présents dans l'habitacle.
Penser le véhicule dé-connectable
Je suis quelqu'un de très connecté (utilisateur de smartphone, d'ordinateurs, des réseaux sociaux au quotidien), et je sais bien que les véhicules seront inévitablement connectés. Cette petite expérience m'a tout de même permis de goûter au véhicule déconnecté, et j'y ai pris du plaisir. Je coupe maintenant très souvent ma radio pour profiter de mes trajets. Un voyage physique est aussi un voyage intérieur. Pouvons-nous imaginer des véhicules "bulles", qui allient mobilité et déconnection ? Que les systèmes de transport utilisent des véhicules autonomes ou non, connectés ou pas (ils seront probablement les deux), soyons capables d'imaginer une mobilité douce, reposante, y compris lorsque l'on voyage en famille ou en groupe. Pourquoi ne pas préférer chanter une chanson, discuter, rire, être silencieux à plusieurs plutôt que combler l'espace par le son d'un poste radio ? Ayons la liberté de choisir l'usage des dispositifs techniques. Quels imaginaires sont associés aux voitures autonomes ? Dans toute chose, on peut décrire du positif et du négatif. Dans Minority Report, on en découvre le côté négatif : des véhicules qui nous empêchent d'aller où l'on veut, contrôlés par le big brother central, et donc associés à une perte de contrôle sur nos vies. Le côté positif, à mon sens, est proche des imaginaires du train, avec la liberté de la voiture en plus (pas de rails, pas d'horaires, pas de foule). Regarder défiler le paysage, faire un jeu de société, lire, s'ennuyer, dormir. Il y a de vrais défis techniques et humains pour envisager cet usage des "automobiles". Il y aussi des défis à relever pour concevoir le système de mobilité dans sa globalité plutôt que de ne considérer que les objets techniques pris individuellement. Comme le disait Gilbert Simondon, le devoir de l'homme est de penser la relation entre les machines, pas d'en être l'esclave ou le maître.
Et je crois qu'il y a aussi un vrai défi à relever pour que ces véhicules redeviennent, comme ils l'ont été à leur début, vécus comme des vecteurs d'émancipation. Se mouvoir un peu plus librement, voilà ce qu'ont de tout temps apporté les voitures (et les objets de mobilité en général). Ce serait finalement assez logique que les voitures (ou modules autonomes de mobilité – MAM, quel joli nom pour un
e bulle protectrice) (re)deviennent des lieux où il fait bon vivre, seul ou en groupe. Que la mobilité instrumentée soit aussi plaisante qu'une ballade au hasard des rues ou en train, coupée momentanément des flux d'infos et du fracas du monde humain, pour se reconnecter avec le présent, avec soi, avec l'immanence. Et si la mobilité était une occasion rêvée de se reconnecter non pas avec le monde extérieur, mais avec ses proches, ou simplement avec soi-même ? Comment concevoir des véhicules qui portent à la fois la connectivité incontournable et en même temps qui facilitent – suggèrent, incitent ? – des vrais temps de voyage pour habiter l'espace et l'instant présent ?
Et si le luxe, c'était le silence ?